Note de Clément Hervieu-Léger

« L'Éveil du printemps » de Frank Wedekind . Mise en scène Clément Hervieu-Léger. Du 14 avril au 8 juillet 2018, Salle Richelieu.

ENTRÉES AU RÉPERTOIRE

Quand Éric Ruf m’a proposé de refaire une mise en scène Salle Richelieu (après Le Misanthrope et Le Petit-Maître corrigé), j’ai tout de suite pensé à L’Éveil du printemps de Wedekind.

Je souhaitais un projet de troupe, qui réunisse une distribution nombreuse, et la Comédie-Française me semblait le seul endroit où réellement monter cette pièce, avec ses presque 40 rôles, sans coupe ni adaptation.

Ce spectacle signe, en outre, une triple entrée au Répertoire : de Wedekind comme auteur, de L’Éveil du printemps comme oeuvre, et d’une certaine façon aussi, de Richard Peduzzi comme scénographe, qui, jusque-là, n’avait pas signé de décor pour la Maison. On ne s’habitue jamais à faire un spectacle Salle Richelieu. C’est toujours à la fois un privilège, une énorme responsabilité et une grande émotion. L’émotion est particulière ici du fait de ces entrées au Répertoire, qui obligent un peu plus encore le metteur en scène.

UNE PIÈCE EN AVANCE SUR SON TEMPS

Frank Wedekind est né en 1864 d’un père médecin gynécologue démocrate, et d’une mère fille d’industriel, actrice et cantatrice à ses heures, qui s’étaient rencontrés en exil aux États-Unis après l’échec de la révolution de 1848. Il grandit d’abord à Hanovre puis en Suisse et, après des études de droit à Munich, vite abandonnées, choisit l’indépendance de l’écrivain malgré l’opposition de son père. Il mène alors une vie dissolue, fréquentant les milieux interlopes où, comme il le raconte dans son journal, il côtoie comédiens, peintres et cocottes. À la fin des années 1880, il se rend à Berlin puis à Munich avant de gagner Paris. Là, il se passionne pour le théâtre, l’opéra mais aussi le cirque, le ballet et le cabaret (il composera et interprétera lui-même de nombreuses chansons). C’est en 1890 qu’il écrit L’Éveil du printemps, cette « insensée cochonnerie » 1 à laquelle il doit encore aujourd’hui sa notoriété.

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UNE OEUVRE PSYCHANALYTIQUE AVANT L’HEURE

Bien avant les Trois essais sur la théorie sexuelle de Freud (1905), la pièce de Wedekind propose une succession de « cas » extraordinaires. Freud, n’ayant vraisemblablement découvert la pièce qu’après la mise en scène de Reinhardt, l’évoque dans Psychopathologie de la vie quotidienne et lors d’une intervention à la Société psychologique du mercredi en 1907. « Nous ne pouvons pas ne pas penser que Wedekind a une compréhension profonde de ce qu’est la sexualité. Il suffit pour s’en convaincre de voir comme dans le texte explicite des dialogues passent constamment des sous-entendus à caractère sexuel. Mais de là à penser que cette oeuvre répond de bout en bout à une intention consciente… On peut produire l’acte symptomatique le plus réussi sans rien connaître du concept ni de la nature des symptômes » 3. Jacques Lacan préfacera quant à lui la première édition de la traduction de la pièce en français 4.

L’intérêt que je porte aux œuvres du répertoire réside dans la possibilité que nous avons de les relire aujourd’hui avec les outils interprétatifs qui sont les nôtres. La notion même « d’adolescent », notion qui nous est si familière, est relativement récente, y compris en psychanalyse.

Grâce aux travaux célèbres de Françoise Dolto notamment, et à ceux plus récents de Marcel Rufo par exemple, l’adolescence n’est plus considérée comme un état de « crise », mais comme un moment du développement humain qui s’ancre dans l’articulation de trois champs : le biologique (la puberté), le psychique et le social. Le génie de Wedekind est d’avoir intuitivement présupposé ce phénomène et d’en avoir fait le sujet de son récit, le cœur de son théâtre.

UNE LECTURE SOCIOLOGIQUE

Wedekind ne s’intéresse pas seulement à quelques individualités isolées dont il ferait des symboles. Il met en scène des groupes, qui ne prennent réellement leur sens que dans leurs relations : les adolescents, les parents et les professeurs. Il insiste sur les fonctions sociales des adultes, interrogeant la notion d’autorité non seulement du point de vue du développement psychique, mais également de la norme sociale.

Je suis particulièrement attaché à cette lecture sociologique, qui seule permet de bien rendre compte des rapports entre les êtres. C’est la question du désir et des conventions sociales qui est aussi au cœur de la pièce.

« Le désir crée un excès. Il excède, passe et perd les lieux. Il fait aller plus loin, ailleurs. Il n’habite nulle part » écrit Michel de Certeau dans La Fable mystique 5. C’est précisément ce qui se joue pour ces jeunes dans L’Éveil du printemps. Cet aspect de la pièce a trop souvent été occulté faute d’une distribution suffisante pour donner corps à ces groupes. Pour ce projet, mon désir était que l’ensemble des rôles puissent être incarnés, jusqu’à celui de la mère Schmidt, la faiseuse d’anges qui vient avorter Wendla. En effet, en réduisant la distribution aux adolescents et à quelques figures d’adultes, on perd l’antagonisme des groupes que j’ai évoqué précédemment. On s’en tient alors à la seule interprétation psychanalytique en oubliant le poids du contexte social. Mais on évacue aussi, ce faisant, la complexité de l’écriture de Wedekind et notamment de son rapport au style.

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UNE AFFAIRE DE STYLE

La force de Wedekind est d’être en avance. En avance sur la psychanalyse, on l’a dit. En avance aussi théâtralement. Il se veut d’abord libre, hors de toute chapelle. L’influence du cabaret et du cirque est patente dans la pièce qui s’affranchit de toute forme d’unité spatiale ou temporelle et s’apparente davantage à une succession de séquences. Le naturalisme ne pouvait être la solution pour aborder cette oeuvre libre, qui, écrite en 1890, nous donne cependant la possibilité de parler de la jeunesse d’aujourd’hui, ici et maintenant. L’abstraction d’une boîte à jouer d’enfant qui tient aussi du palais à volonté de la tragédie classique pour la scénographie, une référence aux années 1950-1960 pour 1982 les costumes, et aux Scènes d’enfant de Schumann pour la musique, nous ont vite semblé les outils les plus justes pour donner aux acteurs un cadre de jeu idéal. L’univers renverra, par métonymie, à l’enfance, sans que les acteurs aient à la prendre en charge eux-mêmes.

Je suis en effet persuadé que seuls des acteurs déjà aguerris peuvent interpréter les rôles centraux de L’Éveil du printemps, et non de vrais adolescents. D’abord, parce qu’il s’agit de théâtre. Et que s’il y a distanciation, c’est justement là qu’elle réside. Incarner ce qu’on n’est plus pour essayer de le comprendre.

Et à ce jeu là, on mesure combien l’exercice théâtral est périlleux et les partitions redoutables. S’inspirer de la mode de la fin des années 1950 et du début des années 1960, notamment celle des banlieues britanniques où l’uniforme scolaire côtoie le survêtement et les baskets, nous est apparu comme le meilleur moyen de trouver une cohérence vestimentaire sans trop marquer l’époque. Quant à l’Homme masqué, il est pour nous un « clochard céleste »6 , formule inspirée des mots de l’adolescent par excellence, Arthur Rimbaud, qui en 1870 écrivait Ma bohème à l’âge de 16 ans.

UNE « TRAGÉDIE ENFANTINE » REMPLIE D'HUMOUR

Une situation tragique, pour Wedekind, n’est jamais complètement dénuée d’humour. On lit ici très clairement l’influence qu’ont eue sur lui le cirque et particulièrement les clowns. « Je serai étonné si je vois le jour où on prendra enfin cette oeuvre comme je l’ai écrite voici vingt ans, pour une peinture ensoleillée de la vie, dans laquelle j’ai cherché à fournir à chaque scène séparée autant d’humour insouciant qu’on en pouvait faire d’une façon ou d’une autre. » 7 Ainsi la vie mêle au plus proche rire et larmes. Ainsi le théâtre peut rester vivant, et raconter une histoire, comme le rappelait souvent Patrice Chéreau, par le biais de l’incarnation. Une histoire de corps engagés pour raconter la vie. « J’ai commencé à écrire sans aucun plan avec l’intention d’écrire ce qui m’amusait. Le plan s’établit après la troisième scène et combina des expériences personnelles et celles de mes camarades d’école. Presque toutes les scènes correspondent à des événements réels, même les mots : " Le petit n’était pas de moi ", qu’on m’a reprochés comme une grossière exagération, ont été lâchés dans la réalité. » 8 Plus les acteurs réussiront à être concrets, plus ils seront vivants (ce qui nous évitera tout excès de théâtralité) et plus nous serons à même de raconter au mieux cette histoire. .

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UNE FUREUR DE VIVRE

Il y a de la « Fureur de vivre » 9 chez tous les adolescents. Moritz ne veut pas mourir, il aurait voulu ne pas être né. On sait que le suicide chez les adolescents n’est pas un épiphénomène. Là encore, Wedekind aborde ce sujet frontalement, évoquant même le caractère contagieux qu’il peut avoir au sein d’un groupe de jeunes. Il ne porte aucun jugement moral. Il met au contraire en lumière la complexité du passage à l’acte pour celui qui semblait avoir encore toute la vie devant lui. J’ai toujours aimé m’attacher dans mes mises en scène à des lieux de passage : un palier, un escalier, un chemin de campagne, une aire d’autoroute…

Ici, c’est un moment de la vie qui est par excellence un moment de passage qui m’intéresse : le passage de l’enfance à l’âge adulte.

Ce temps particulier de vulnérabilité, de sensibilité et de danger dont il nous faut rendre le frémissement toujours en mouvement : jouer la pièce « innocente, ensoleillée, rieuse »10 , au plus près de la vie.

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Propos recueillis par Frédérique Plain, collaboratrice artistique, février 2018.

  • 1 « Pendant dix ans, de 1891 jusqu’à 1901 environ, la pièce, en général, le petit nombre de ceux qui ont su l’apprécier excepté, a passé pour une insensée cochonnerie. Depuis 1901, surtout depuis que Max Reinhardt l’a portée à la scène ; on ne la tient plus que pour une tragédie très méchante, d’un sérieux de pierre, pour une pièce à thèse, pour un manifeste au service de l’Aufklärung sexuelle, ou encore de je ne sais quel slogan de la pédanterie petite-bourgeoise ». Frank Wedekind, Ce que j’en pensais, cité dans À propos de L’Éveil du printemps de Wedekind, Christian Bourgois éditeur, Festival d’automne, 1974.
  • 2 Trois scènes sont supprimées, notamment : le monologue d’autoérotisme de Hans Rilow (II, 3), la scène de masturbation collective dans la maison de correction (III,4) et la scène d’homosexualité entre Hans et Ernst (III, 6).
  • 3 Sigmund Freud, lors de la séance consacrée à L’Éveil du printemps, à la Société psychologique du mercredi à Vienne en 1907. Cité dans op. cit.
  • 4 Traduction de François Regnault pour la mise en scène de Brigitte Jaques, Festival d’automne, 1974. C’est cette traduction, revue par le traducteur en 1995 pour la parution des Œuvres complètes de Wedekind aux éditions Théâtrales, que nous avons choisie pour cette entrée au Répertoire.
  • 5 Michel de Certeau,La Fable mystique, XVI - XVIIe, Paris , Gallimard, 1982
  • 6 Pour reprendre le titre du livre de Jack Kerouac paru en 1958, Les Clochards célestes.
  • 7 Frank Wedekind, Ce que j’en pensais…, dans op. cit.
  • 8 Ibid.
  • 9 Le film de Nicholas Ray date de 1955 et James Dean, qui y joue un lycéen, a en réalité 24 ans. De la même manière, Jean-Hugues Anglade a 27 ans quand il tourne L’Homme blessé de Patrice Chéreau en 1982.
06 April 2018

L’Éveil du printemps

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