Rencontre avec Jean-Yves Tadié

Lors des répétitions du Côté de Guermantes, en février 2020, Christophe Honoré a proposé aux comédiennes et comédiens de sa distribution une rencontre avec l’universitaire, spécialiste et biographe de Proust, Jean-Yves Tadié. Celui-ci est venu répondre aux questions des artistes, retrouvez ici de larges extraits de leurs échanges.

Rencontre des acteurs, des actrices et du metteur en scène avec Jean-Yves Tadié

Jean-Yves Tadié est un écrivain français, professeur émérite à l'université Paris-Sorbonne.
Il est le biographe et spécialiste de Marcel Proust. En 1987, il dirige la nouvelle édition d’À la recherche du temps perdu dans la Bibliothèque de la Pléiade.

Par Laurent Muhleisen

  • Christophe Honoré. Le Côté de Guermantes occupe-t-il une place particulière dans À la recherche du temps perdu, et si oui, laquelle ?

L’un des mystères de Proust, c’est qu’on peut tout isoler, même une phrase.

Jean-Yves Tadié

Jean-Yves Tadié. À partir de là, on peut aussi isoler une section de l’œuvre. Celle-ci nous montre ce qu’on oublie toujours : que Proust ne parle pas tout seul. Il a inventé cinq cents personnages, tout un monde, une comédie humaine. Dans Le Côté de Guermantes il apparaît socialement marqué, selon les trois classes sociales que sont les domestiques – n’oublions pas qu’ils étaient près d’un million en France en 1900 – la grande bourgeoisie – représentée notamment par le Narrateur, ses parents, sa grand-mère – et la haute aristocratie, avec ses divers degrés. Ce système de classes dominantes et de classes opprimées est immuable, mais il varie selon les époques. Ce qui est passionnant dans Le Côté de Guermantes, c’est le mode de fonctionnement de la « classe de loisirs » ; à la Belle Époque, évidemment, on ne travaillait pas dans la haute société, on vivait de ses rentes et du travail des autres. Les hommes d’affaires sont rares dans les romans de Proust. Si les choses ont changé aujourd’hui, les comportements restent à peu près les mêmes.
La haute aristocratie du tournant du XXe siècle perpétue une tradition qui s’est perdue aujourd’hui : celle de l’esprit. La Comédie-Française regorge d’ailleurs de pièces qui ont marqué « l’esprit français », chez Molière, Marivaux, Musset, ou même chez des auteurs de la fin du XIXe, comme Dumas fils ou Henry Becque. Cet esprit est incarné, dans Le Côté de Guermantes, par la Duchesse et Swann. « À qui attribuez-vous ce tableau ? – À la malveillance. » est le type même de ces mots d’esprit. Ils ont été prononcés réellement ; Proust condensait tous les bons mots qu’il avait entendus – et qui l’amusaient énormément ‒ pour les replacer dans la bouche des personnages. Les romans de Proust condensent son immense savoir, qui ne reflète d’ailleurs pas simplement sa connaissance de la société – il fréquentait les salons depuis sa jeunesse, tout en étant ce que les Anglais appellent un social climber (en français un « arriviste ») ‒ mais aussi ses lectures ; cet esprit, on le retrouve chez Saint-Simon par exemple, ou chez La Rochefoucauld – les grands auteurs classiques. Le Côté de Guermantes, c’est en quelque sorte les Mémoires de Saint-Simon de 1900.
En 1900, il n’y a plus de monarchie, mais il existe encore une cour, des gens qui avaient connu Napoléon III, le Second Empire, le château de Compiègne. Il y a comme une désaffection dans ce monde ; les astres sont là, mais il manque le soleil, le souverain. La Guerre de 14 mettra fin à cette vie mondaine extraordinaire, à cet univers romanesque d’habitants du Faubourg Saint-Germain, qui commencent à se déplacer vers les VIIIe et XVIe arrondissements.
Parallèlement à la description de ce monde, il y a aussi ce qui se passe dans le roman : pour commencer, les passions amoureuses : celle, éperdue (au début en tout cas) du Narrateur pour la Duchesse de Guermantes, celle de Saint-Loup pour l’actrice Rachel, une ancienne prostituée. Rachel est inspirée par Louisa de Mornand, actrice de théâtre et de cinéma de la première moitié du XXe siècle qui avait eu une jeunesse, disons, mercantile. Il y a aussi la mort de la grand-mère, un épisode déchirant, bien qu’il ne s’agisse que de la « moitié » de cette mort, puisque ce n’est que dans Sodome et Gomorrhe que le Narrateur se rendra compte qu’elle est « vraiment morte ». On sait que cet épisode est aussi inspiré par celui de la mort de sa mère, un événement parfaitement tragique pour lui. Il y a aussi la mort de Swann, avec la scène sublime des souliers rouges.
Et puis il y a, sous-jacents, des thèmes politiques – l’affaire Dreyfus notamment. L’objectif de Proust n’est pas d’être un pamphlétaire, même si on le savait dreyfusard – mais de montrer tous les points de vue possibles, y compris les plus délirants. Elle est un sujet romanesque, à propos duquel aucune vérité n’est établie.

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  • Christophe Honoré. Comment expliquez-vous que ce tome soit un peu le « mal aimé » de la Recherche ?

Jean-Yves Tadié. Dès le début, un certain nombre de gens comme Gide et d’autres ont dit que les « romans pour duchesses » ne les intéressaient pas. À l’époque de Proust, une sorte de lieu commun du roman mondain s’était formé ; Paul Bourget, qui avait un énorme succès de librairie, ou encore Abel Hermant, étaient ces romanciers du « grand monde ». Dans ce contexte, Le Côté de Guermantes pouvait apparaître comme un « roman pour snob » de plus – ce qui dispensait un certain nombre de ses « adversaires » de le lire. On a confondu le livre de Proust avec ce qu’il n’était pas : un roman superficiel où l’on s’intéresse à des gens – les Guermantes – qui au fond ne le méritent pas.
Or il y a partout et toujours un « Côté de Guermantes », qu’on l’appelle le Faubourg Saint-Germain, l’ENA, le Quai d’Orsay, ou que sais-je encore. Et à l’intérieur du monde des Guermantes, on trouve les mêmes divisions entre personnes « modestes », comme madame de Marsantes (femme effacée, de peu d’esprit, qui ne vit que pour son fils Saint-Loup qui la traite assez mal), et individus « flamboyants », comme la Duchesse. Enfin, dans toute la Recherche, Proust montre très bien que l’intelligence n’a rien à voir avec le niveau social (même si, à l’intérieur d’un même clan, on retrouve un certain nombre de traits communs, dans le maintien, le port de tête, voire l’accent). On comprend vite dans Le Côté de Guermantes, que le duc, par exemple, est un imbécile, tout « flamboyant » soit-il.
On n’a pas vu tout cela à la parution du roman, faute d’avoir compris qu’il s’agissait d’un modèle général, faute d’avoir lu tout ce qui s’y passait, toutes les lignes – celle de la passion, celle de la mort, celle de l’affaire Dreyfus, celle de la vie militaire (tout l’épisode de Doncières et ses considérations stratégiques reflétant la position française de l’époque).
Proust s’intéresse à tout, et d’un point de vue particulier, celui de l’art : d’un grand général, il se demande avant toute chose s’il « est un artiste » si la bataille qu’il mène est « une œuvre d’art » au même titre que les autres œuvres d’art. Le grand chef de guerre, pour Proust, doit être un créateur, il doit « inventer quelque chose ». Ses actions doivent répondre à la même interrogation générale : « Qu’est-ce que tout cela signifie ?»

Tout, chez Proust, comme chez Freud du reste, contient plusieurs sens à la fois, d’où les phrases longues ! Comme la réalité à décrire est complexe, on ne peut s’en sortir qu’avec des subordonnées ; la phrase, chez Proust, comme chez Chateaubriand ou Saint-Simon, est un moyen de construire le réel, de montrer qu’il a plusieurs couches ; une subordonnée, c’est une cause secrète, c’est un moment particulier. La phrase génère ainsi des images, parfois inattendues, poétiques ou drôles. Ce dernier point rappelle que la Recherche est une comédie sociale et que la dimension comique, comme dans toute grande œuvre, y est importante. Le Côté de Guermantes est le tome où l’on trouve les passages les plus comiques ; comique de mots et de situation, tellement difficile à expliquer, mais qu’il doit être facile à des comédiens de faire vivre.

  • Christophe Honoré. L’indécision qui règne sur chaque personnage, qui n’est jamais ce qu’il paraît ni même ce qu’il croit être, qui se dévoile petit à petit, qui vit dans ses contradictions – comment, d’après vous, peut-elle s’incarner chez des comédiens ? Comment faire vivre un personnage sur un plateau, quand la notion même de personnage est très floue, en constante mutation ?

Jean-Yves Tadié. C’est difficile, mais après tout, ça l’est chez Molière aussi. Il y a trois choses, à mon avis :
- Le personnage change : il ne donne pas la même image au début et à la fin du roman.
- Il y a une apparence extérieure du personnage et une réalité profonde. Qui est vraiment Swann, par exemple ? Un personnage mondain, un homme pathétique ne trouvant pas le sens de sa vie ? La question vaut aussi pour la Duchesse de Guermantes.
- Enfin, tous les personnages sont mis en perspective ; ils sont vus par d’autres. Du point de vue de l’histoire de la littérature, on sent que Pirandello n’est pas loin. Tout est toujours soumis à des points de vue différents. Il n’y a plus de vérité absolue des êtres et des choses. Il se passe la même chose qu’en mathématique : tout devient relatif. Il y a bien sûr de ce point de vue l’effet de l’action du temps ; les individus changent parce que le temps passe, c’est un des motifs de la Recherche.

  • Christophe Honoré. Le Narrateur est-il même saisissable en tant que personnage ? Il est somme toute assez passif – sauf peut-être à Doncières ou avec Albertine. Il a un côté « auditeur libre »…

Jean-Yves Tadié. Il est le « centre d’observation », c’est avec lui qu’on voit tout, on a l’impression de l’habiter. En réalité, le Narrateur n’est pas un personnage important de la Recherche. Il découvre le monde, il écoute, il apprend, ne parle pas beaucoup, c’est une sorte de témoin perpétuel qui espère faire son chemin dans la société. S’il incarne quelque chose dans Le Côté de Guermantes, c’est sa passion pour la Duchesse de Guermantes, son amitié pour Saint- Loup, et ses angoisses propres.
La question est donc de savoir si le temps de la représentation théâtrale permet de montrer les changements des personnages. Certains personnages s’y prêtent mieux que d’autres, comme Swann, à cause de sa maladie, ou la grand-mère, dont on voit l’agonie – décrite de manière très réaliste et dure.

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  • Elsa Lepoivre. L’humour d’Oriane de Guermantes passe beaucoup, me semble-t-il, par une certaine méchanceté. Elle ressemble à ce titre parfois à Célimène dans Le Misanthrope.

Jean-Yves Tadié. Oriane s’inscrit dans la tradition de Célimène. Dans la société où elle évolue, dans les salons, ceux qui n’ont pas les titres nobiliaires ou l’argent qui font d’eux des invités « allant de soi » payent en mots d’esprit. Cela fait partie des règles, y compris dans les dîners. Au début de mes études sur Proust j’ai rencontré un de ces nobles qui faisaient partie de ses amis, un duc de Gramont, qui m’a dit : « Monsieur, si vous croyez qu’on invitait Proust à cause de son œuvre, Monsieur, vous vous trompez (il disait « Monsieur » tous les trois mots) ; nous l’invitions, Monsieur, parce qu’il était avec la comtesse de Noailles la personne la plus drôle de Paris. » La question est alors de savoir si l’on peut être drôle sans être méchant. Peut-être en ne faisant que se moquer de soi. Il est certain que Proust aimait beaucoup se moquer de lui-même – on le voit dans sa correspondance souvent si drôle – et qu’il ne se prenait pas au sérieux. Le véritable humour, au fond, se différencie de l’ironie – à la Voltaire par exemple – qui s’applique aux autres. L’ironie de la Duchesse de Guermantes peut-être très méchante, très cruelle. Dans l’ensemble, elle n’est pas un personnage sympathique. Il est clair qu’elle et le duc ne s’aiment pas, et que leur mariage est un de ces nombreux mariages arrangés tels que la noblesse et la grande bourgeoisie les connaissaient. Oriane n’est rien d’autre qu’une grande star de la vie mondaine, comme l’ont été la princesse de Polignac, la comtesse de Noailles ou encore Peggy Guggenheim. Mais n’oublions pas que chez Proust personne n’est entièrement quelque chose. Il n’en reste pas moins que la comtesse de Chévigné, qui s’est reconnue comme l’un des modèles de ce personnage de la Recherche, s’est brouillé avec Proust après la parution du roman. Ce ne fut pas le cas de la comtesse Greffulhe, qui était davantage connue, il est vrai, pour sa beauté, son élégance, sa grande générosité envers les artistes… que pour ses mots d’esprit. Ceux d’Oriane de Guermantes ont aussi leur modèle chez madame Straus, grande amie de la mère de Proust. C’est à elle qu’on doit, à un moment où la défense du capitaine Dreyfus apparaissait un peu faible dans le ton, ce mot : « Quel malheur pour eux qu’on ne puisse pas changer d’innocent », prononcé par la Duchesse dans le roman.
L’ironie est une arme de combat ; elle a besoin de boucs émissaires. Et le sadisme par exemple ‒ car Proust est aussi un peintre du sadisme jusque dans ses pratiques les plus extrêmes ‒ se reflète dans Le Côté de Guermantes dans ce passage où Saint-Loup quitte sa mère et où l’on trouve ce commentaire : « Elle n’avait pas compris qu’ici-bas, l’indifférence aux souffrances qu’on cause est la forme terrible et permanente de la cruauté. » Le véritable sadisme ne se trouve pas dans les rituels de Charlus décrits dans Le Temps retrouvé par exemple, c’est quelque chose de beaucoup plus habituel et de moins bruyant.

  • Gilles David. Où se situe Norpois sur l’échiquier politique et quelle est sa position par rapport à l’affaire Dreyfus ?

Jean-Yves Tadié. Norpois n’est pas, à mes yeux, le personnage ridicule que l’on décrit souvent, même s’il est très amusant. Il représente les ambassadeurs de son temps, que Proust avait bien connus à la table de son père, et dont le Quai d’Orsay perpétue les noms. Pour ces hommes, il s’agissait d’être capables de parler de tout sans jamais se livrer et sans jamais exprimer une opinion personnelle, parce qu’un diplomate n’en a pas le droit ; son rôle n’est que de représenter celle de son gouvernement. Norpois, c’est à la fois la prudence et la conviction que tout peut se résoudre par le langage, la négociation, la formule trouvée. On a effectivement longtemps cru qu’on pouvait résoudre les grands conflits par une conférence internationale se terminant par un communiqué où les mots étaient savamment pesés. On voit comment cela a été balayé aujourd’hui. En même temps, il a un côté un peu fantoche parce qu’il répète toujours les mêmes choses, et que son refus permanent de se livrer donne lieu à de véritables scènes de comédie, comme par exemple dans sa conversation avec Bloch au sujet de l’affaire Dreyfus. Il semble être de centre-droit, comme beaucoup de ses congénères. Le choix de ses mots, la façon dont il les pèse le rendent souvent drôle, d’autant plus qu’il brandit des lieux communs avec une grande conviction. Sa maxime pourrait être : « Ne me faites pas dire ce que je n’ai pas dit. » Le monde des affaires étrangères est un monde à part, qui cherche à perpétuer son modèle.

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  • Dominique Blanc. Mme de Villeparisis fait-elle partie d’une aristocratie véritable ?

Jean-Yves Tadié. Elle est d’une famille noble, mais a une origine très modeste par sa mère ; elle a épousé un certain Thirion, roturier excessivement riche qui, après son mariage, s’est fait appelé monsieur de Villeparisis. On trouvait déjà ce type de mariage sous l’Ancien Régime. Elle est une amie d’enfance de la Grand-Mère, et la grande tante de Saint-Loup, lui-même neveu du Duc et de la Duchesse de Guer-mantes. Ce qui est intéressant, c’est qu’elle est la plus littéraire du clan de Guermantes et la mémoire des grands salons littéraires du XIXe siècle. Parallèlement, elle se livre à l’une des activités « inoffensive » qu’on réservait aux femmes de son temps : la peinture.

  • Sébastien Pouderoux. Quelle est la nature de la relation de Saint-Loup et du Narrateur ?

Jean-Yves Tadié. Elle est assez complexe. Le Narrateur a un besoin éperdu d’amitié. Se greffe sur celle-ci un malentendu, puisque chacun aime l’autre pour ce qu’il n’est pas, ou ne veut pas être. Le Narrateur aime en Saint-Loup le bel aristocrate, alors que Saint-Loup aime le Narrateur pour son intelligence, sa culture, les livres qu’il a lus. En outre, le Narrateur est possessif en amitié, mais Saint-Loup n’est pas tout à fait libre, puisqu’il est amoureux de Rachel, une femme qui le fait cruellement souffrir. Le Narrateur est pris au milieu de ce couple, et ignore comment se comporter, quoi révéler à son ami du passé de la jeune femme. Se pose aussi une question ultérieure, puisque Saint-Loup se révélera finalement être homosexuel ; son amitié pour le Narrateur n’excède-t-elle pas déjà, dans Le Côté de Guermantes, le cadre « habituel » ? Quant à Proust lui-même, il met dans ces relations une amitié éperdue qu’il a éprouvée pour son ami Bertrand de Fénelon, à la différence qu’il en était amoureux. Donne-t-il dans le lien qui unit le Narrateur à Saint-Loup une dimension homosexuelle ? Se projette-il ? A-t-il tranché, puisque son Narrateur n’est pas homosexuel dans le roman ? C’est un choix à faire. Une fois de plus, on ne le sait pas exactement.

  • Christophe Honoré. À propos des « révélations ultérieures ». Elles concernent aussi Charlus, dans les deux longues scènes qu’il a avec le Narrateur. Quand on a lu Sodome et Gomorrhe, on ressent autrement l’enjeu de ces conversations entre le baron et le jeune homme. Or dans Le Côté de Guermantes, Charlus est encore ce veuf, cet homme à femmes… Peut-on construire son identité en faisant abstraction de ce qu’il se révélera être ? Que partage-t-on avec le spectateur du « sous-texte » que l’on peut ressentir chez Charlus ?

Jean-Yves Tadié. Ce que Charlus révèle c’est que la sexualité proustienne relevait surtout de l’emprise. Proust lui-même, pour diverses raisons, n’a pas dû pratiquer éperdument son homosexualité. En revanche, il a dû tirer plus que d’autres du plaisir à se savoir simplement entouré de jeunes gens admiratifs. L’homosexualité de Proust est une variante d’homosexualité : celle d’hommes qui se sentent femmes et sont amoureux d’hommes virils. Rappelons aussi que Charlus avait très peur de se montrer pour ce qu’il était, qu’on le soupçonne d’être efféminé. Il se durcissait pour ne pas paraître tel. Ses premiers échanges avec le Narrateur en témoignent, parallèlement à l’emprise qu’il cherche à établir sur lui. Et lorsqu’il fait cette sorte de « grand numéro » de diva quand le Narrateur vient lui rendre visite, il faut y voir comme un assouvissement ; la rencontre se développe comme un mouvement de musique, Charlus « s’excite » de plus en plus, et à la fin cela retombe… Et cela devrait suffire, puisque le Narrateur, lui, à ce moment-là, ne comprend pas. Cela devait arranger Proust, pour ménager ses révélations ultérieures, que son Narrateur soit alors aussi aveugle.

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  • Stéphane Varupenne. Justement, le Narrateur n’est-il qu’un révélateur, un miroir de ce qui se passe autour de lui ?

Jean-Yves Tadié. Il est d’abord ça, évidemment : une sorte de réflecteur général, mais il n’en reste pas moins « impliqué », du fait de son amour pour la Duchesse de Guermantes par exemple, ou de son amitié pour Saint-Loup.

  • Stéphane Varupenne. Et pourquoi est-il invité dans les salons ? Pourquoi le trouve-t-on si intéressant ? À aucun moment il n’est décrit comme particulièrement drôle et plein d’esprit, contrairement à ce que vous avez dit de Proust lui-même…

Jean-Yves Tadié. Il est invité par relation ; on le fait inviter. Cela peut presque passer pour une forme de snobisme. Il faut noter à cet endroit que Saint-Loup retarde ce moment, comme s’il se disait : il est mon ami, mais il ne faut tout de même par exagérer, nous ne sommes pas du même monde, il n’est pas one of us (en français « l’un des nôtres »). Swann, Bloch, le Narrateur sont « tolérés ». On disait de Proust, dans l’aristocratie, même après sa mort : il était notre « jeune homme », on l’appelait « notre petit Proust ». Proust est un admirable peintre de l’exclusion ; d’une exclusion qui n’est jamais toute à fait complète. Il y a un fantasme et un mystère autour du Narrateur. Il ne dit pas grand chose, mais les autres se déploient devant lui, sans savoir ce qu’il pense d’eux. Il peut d’ailleurs aussi représenter un public « frais » devant lequel cette haute aristocratie peut encore se donner en spectacle, dans un monde ou chaque dîner, chaque soirée était une représentation. On disait d’ailleurs qu’ils étaient réussis ou ratés en fonction de cela. Ils étaient à chaque fois des « œuvres d’art » éphémères, et il fallait bien sûr un public, ne serait-ce que pour faire la chronique mondaine.

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  • Laurent Lafitte. N’avez-vous pas l’impression, parfois, notamment dans la description des promenades matinales, que le Narrateur semble davantage fasciné par une « féminité », une forme de féminité, que par une femme en particulier, ce qui entretient la dimension homosexuelle du personnage ?

Jean-Yves Tadié. C’est fort possible. Mais Proust dit que l’on peut aussi tomber amoureux de quelqu’un pour un détail. Il est en tout cas bien certain que Proust n’était pas de ces homosexuels qui n’aiment pas les femmes, au contraire, il les adorait, sauf qu’il ne les désirait pas. C’est ce type d’adoration qu’il porte à la Duchesse.

  • Rebecca Marder. Quelle est la différence entre les deux personnages d’Albertine et de Rachel ?

Jean-Yves Tadié. Ce sont assurément deux femmes très différentes. Rachel a fait une carrière à la Liane de Pougy, en commençant comme prostituée ; elle est d’abord modèle, puis figurante, puis actrice, puis actrice d’avant-garde qui vient détrôner la Berma. Elle est entretenue, cruelle, méchante, elle n’est pas amoureuse de Saint-Loup son amant et cherche à lui soutirer le plus d’argent possible. Albertine, elle, est une adolescente de la petite ou moyenne bourgeoisie que le Narrateur a connue à Balbec ; il commence par la désirer sans l’aimer. Leur liaison débute cependant à Paris, sans être très profonde au début. Elle va aller en s’amplifiant, jusqu’à la folie de La Prisonnière et d’Albertine disparue. On ne sait jamais dans le roman ce que pense Albertine, en particulier du Narrateur. Socialement et psychologiquement, les deux personnages sont très différents. Albertine, en plus, n’est pas méchante.

  • Éric Génovèse. Que pensez-vous du personnage du père du Narrateur dans le roman ? On le sent bienveillant et droit…

Jean-Yves Tadié. Il n’est inspiré qu’en partie du père de Marcel, ce dernier ayant distribué certains de ses traits – l’aspect médical notamment – au docteur Cottard. Adrien Proust était un haut fonctionnaire, il est l’inventeur entre autre du cordon sanitaire. On sait qu’à l’adolescence de Marcel, il a tenté d’enrayer les tendances qu’il soupçonnait chez son fils, en l’envoyant dans une maison de passe. Cela a été un fiasco total. Il s’est ensuite « résigné » très vite, plus vite sans doute que madame Proust. Il laisse faire, tout en plaignant parfois, dans des dîners, son « pauvre Marcel », qui ressemble si peu à son autre fils, Robert, promis à une brillante carrière de médecin. Il reste cependant indulgent. C’était un homme impressionnant, solennel, intelligent, sans humour certainement ; un homme à femmes comme on disait, qui avait les honneurs, l’argent, et trompait allègrement madame Proust.
Il est à noter que les parents ne meurent pas dans la Recherche du temps perdu. Ils sont comme éternels.

  • Julie Sicard. Cela semble être le cas de Françoise également.

Jean-Yves Tadié. Françoise ne semble pas non plus vieillir beaucoup, en effet. Elle est inspirée de plusieurs figures de gouvernantes ; d’abord Céline Cottin, qui prendra sa retraite en 1914 pour être remplacée par Céleste Albaret. Elle est une figure maternelle, importante dans la Recherche. On la connaît déjà quand on arrive au Côté de Guermantes, où elle a deux parties assez courtes, au début du roman, et à la mort de la grand-mère. On la retrouvera au moment d’Albertine disparue.

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  • Loïc Corbery. C’est aussi le cas de Swann. Il arrive vers la fin du roman, malade, à l’article de la mort… doit-on le jouer en « intégrant » le Swann des deux tomes précédents ? Pour rejoindre une question de tout à l’heure : les spectateurs qui ne connaissent pas ce qui précède peuvent-ils, doivent-ils le trouver sympathique, comme nous ? Joue-t-on tout le personnage, ou le bout qui en est montré dans ce tome ?

Jean-Yves Tadié. On parle de lui avant qu’on ne le voie dans Le Côté de Guermantes ; de son mariage malheureux, des promenades botaniques faites en sa compagnie. Swann et la Duchesse de Guermantes sont les deux seuls personnages à s’apprécier et à se comprendre véritablement dans les salons ; ils forment une sorte de duo spécialisé dans les mots d’esprit ; de ce point de vue ils sont au même niveau. Rien à voir avec de l’amour, et encore moins du désir. C’est une reconnaissance mutuelle, amicale. La scène de Swann dans Le Côté de Guermantes est l’une des plus belles de la Recherche. On le voit sensible, menacé, drôle encore, ami fidèle, et cela en peu de temps.
Comme chez Balzac, on retrouve les mêmes figures d’un roman à l’autre, à des degrés d’importance plus ou moins grands. En lisant le début de la Recherche, on peut penser que Swann en sera le grand héros, alors qu’il n’en est rien. Il symbolise en tout cas « l’homme élégant », une figure qui elle aussi a entre-temps complètement disparu, qui ne travaillait pas, voyait son tailleur quotidiennement, changeait de tenue cinq fois par jour ‒ avec le seul souci de la beauté esthétique – où l’on se rendait à son club puis au théâtre pour passer de loge en loge saluer ses copains ‒ l’orchestre étant réservé aux gens qui voulaient vraiment voir la pièce.

  • Yoann Gasiorowski. Je me questionne sur Bloch et sur sa formidable capacité à s’exclure, de lui-même parfois, ou par le prisme de l’antisémitisme. Qu’est-ce qui le pousse à continuer à aller dans ces salons ? Proust ressentait-il dans les salons ce type d’exclusion ?

Jean-Yves Tadié. Oui et non. C’est-à-dire qu’on l’invitait « tout de même », tout en soulignant ses origines juives, ou son homosexualité, avant qu’il n’arrive ou une fois qu’il était reparti. Si Bloch continue d’aller dans les salons, c’est par arrivisme social, comme Proust du reste. Bloch est ridicule par son arrivisme excessif, par sa préciosité de langage et par son côté mal élevé. Il était inspiré par un ami de Proust appelé Horace Finaly, fils de la haute bourgeoisie juive de la finance ‒ qui connaissait par cœur et l’Iliade et l’Odyssée, en grec ancien. Bloch deviendra un grand écrivain : c’est un personnage déplaisant ‒ comme d’autres dans le roman ‒ mais c’est aussi un ami sincère du Narrateur. Il est probable que c’est cette contradiction entre le fait de vouloir absolument être admis dans les salons et s’y savoir jugé comme un « mouton noir » qui le rend aussi agressif et désagréable. Il finit par jouer le rôle qu’on attend de lui. Il y a quelque chose de Proust dans Bloch.

Paris, le lundi 24 février 2020.

Photos de répétition © Jean-Louis Fernandez

01 March 2023

Le Côté de Guermantes

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En raison du renforcement des mesures de sécurité dans le cadre du plan Vigipirate « Urgence attentat », nous vous demandons de vous présenter 30 minutes avant le début de la représentation afin de faciliter le contrôle.

Nous vous rappelons également qu’un seul sac (de type sac à main, petit sac à dos) par personne est admis dans l’enceinte des trois théâtres de la Comédie-Française. Tout spectateur se présentant muni d’autres sacs (sac de courses, bagage) ou objets encombrants, se verra interdire l’entrée des bâtiments.

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