
Clément Hervieu-Léger. J’avais entendu parler de L’École de danse quand Jacques Lassalle l’avait travaillée au Conservatoire avec la promotion de Loïc Corbery. Un groupe de traducteurs et de traductrices, dont Françoise Decroisette, s’était lancé dans la traduction du théâtre complet de Goldoni, sous l’impulsion du metteur en scène italien Luca Ronconi. Ce projet d’ampleur sur l’histoire de la culture européenne est au cœur du rapport que j’entretiens avec cet auteur, et plus largement avec le répertoire. Plus récemment, lorsque je travaillais sur Une des dernières soirées de Carnaval, je me suis penché sur la série des pièces représentatives de la révolution dramaturgique à laquelle Goldoni a œuvré. Le titre de L’École de danse m’a intrigué, compte tenu de mon rapport personnel à cet art, mais c’est surtout sa modernité qui m’a saisi.
C. H.-L. Rappelons d’abord le désamour de Goldoni pour cette pièce, retirée de l’affiche après deux représentations. Elle symbolisait probablement pour lui l’échec de son théâtre à rencontrer le public. Il n’a accepté que tardivement qu’elle paraisse dans ses œuvres complètes et, lui qui écrivait ses pièces en vers et les reprenait en prose pour publication, ne l’a pas fait pour L’École de danse. J’ai le sentiment que cette traduction, couplée à l’entrée du texte au répertoire de la Comédie-Française, répare, en quelque sorte, ce reniement. J’ajouterais une autre « réparation » : celle de la jouer devant un public français – celui de Molière – un public idéal selon Goldoni, le seul capable d’adhérer à sa révolution théâtrale. Les thèmes sont criants d’actualité, il est réjouissant qu’un auteur du XVIIIe siècle nous donne ainsi des clés de compréhension de notre époque.

C. H.-L. Je m’intéresse aux moments de bascule dans l’art théâtral, à la manière dont les auteurs y participent, aux révolutions dramaturgiques qui ont donné lieu à des révolutions dans le jeu – et réciproquement. Ce n’est pas anodin si Molière, Marivaux ou Goldoni écrivaient pour des troupes et des théâtres, sans oublier la transformation du jeu initiée par la rencontre de Tchekhov avec Stanislavski. L’École de danse est, à plusieurs titres, représentative d’un de ces moments féconds de friction entre l’écriture et le jeu. Goldoni l’écrit à la suite d’un de ses voyages à Rome. Il retrouve Venise et, s’il a connu le succès avec ses seize comédies pour la saison 1750-1751 du Théâtre Saint- Ange, il est atteint par les attaques de Gozzi et Chiari, tenants du théâtre baroque traditionnel. Il prévoit alors un nouveau grand projet, cette fois-ci au Théâtre Saint-Luc : neuf comédies sur les neuf muses dont fait partie L’École de danse. Il rompt avec la commedia dell’arte, ce mode de jeu très codifié, fondé sur des personnages types – Arlequin ou Pantalon –, où l’acteur disparaît derrière son masque. Il sort aussi du canevas sur lequel les pièces étaient alors construites. L’absence de spectaculaire frappe immédiatement dans L’École de danse : ni héros, ni péripéties, ni coups de théâtre. Il s’y passe tout et rien à la fois, comme chez Tchekhov. Et, chose incroyable, il supprime les figures de pères ou de jeunes premières, annulant, d’une certaine façon, les « emplois », ce qui paraît inouï tant nous attribuons volontiers cette rupture aux metteurs en scène du XXe siècle, tel Antoine Vitez.

C. H.-L. Oui, et elle rejoint celle de l’incarnation. Goldoni se place dans les pas de Molière et de son injonction aux acteurs et actrices dans L’Impromptu de Versailles : « Tâchez d’être ce que vous représentez. » S’y dessine la théâtralité qui domine aujourd’hui l’écriture et le jeu, et à laquelle le cinéma a considérablement contribué. Ce jeu plus proche de soi – qui va jusqu’au vertige de ne plus savoir si l’on va vers le rôle ou si c’est le rôle qui vient vers soi – est le plus troublant dans le métier de comédien. En tant que metteur en scène, j’aime permettre cette rencontre.

C. H.-L. Si L’Enlèvement des Sabines de Poussin est pour moi l’une des plus grandes leçons de mise en scène, les peintures de Degas le sont aussi par la composition, les places et les regards, la manière dont il exprime le sublime et la misère dans une même image. Ses représentations du studio de danse avec le professeur, du foyer et du public masculin de l’Opéra face aux petites danseuses, sont puissantes dans l’expression des rapports de domination qui y prévalent. J’ai très vite eu l’intuition d’inscrire ce texte dans le XIXe siècle, avec l’arrivée des tutus courts. Cela raconte les corps, la fragilité de ces filles quasiment dénudées, que l’on désire diaphanes. C’est ce que peint Degas. Zola aussi, d’une autre manière, trace dans Nana un portrait aigu de la vie de ces danseuses et comédiennes portées aux nues, puis qui, leurs protecteurs se passionnant soudain pour une autre, connaissaient un revers de fortune tragique. L’École de danse est une comédie sombre, néanmoins les ressorts du rire sont tels qu’il faut éviter de la tirer vers la noirceur d’un Zola.

C. H.-L. L’idée est d’atteindre une vraisemblance de la pratique. Des séances de travail à la barre ont pour cela été organisées avec Muriel Zusperreguy, ancienne Première danseuse à l’Opéra de Paris. Il me semblait indispensable d’amener les comédiennes et comédiens à un rapport au corps réel et éprouvé. La pièce ne montre pas la préparation d’un spectacle, c’est là son intérêt ; elle parle de la formation, des vocations, de l’exercice physique quotidien. J’ai tenu également à la présence en scène du pianiste Philippe Cavagnat, accompagnateur de cours de danse, dont la singularité est de s’adapter aux exercices en passant en huit temps tout type de composition, de Chopin à un standard de jazz. L’ensemble sera ainsi habité par cette rythmique particulière.

C. H.-L. L’acuité sociologique de Goldoni est passionnante. Après Arlequin, serviteur de deux maîtres, il privilégie l’observation de microcosmes : les tisserands dans Une des dernières soirées de carnaval, les pêcheurs dans Barouf à Chioggia, le monde lyrique dans L’Impresario de Smyrne, celui de la danse dans L’École de danse. Cette comédie de caractère interroge l’organisation des relations sociales. Dans la littérature française, cela renvoie au grand mouvement naturaliste mené par Zola, qui appelle, dans Le Naturalisme au théâtre, à une réforme profonde de la scène, alors vouée aux héros et au drame romantique.
C. H.-L. Elle marque en premier lieu par la façon d’aborder le désir d’émancipation et de reconnaissance en interrogeant jusqu’où chacun et chacune est capable d’aller pour y parvenir. Les personnages féminins sont d’une incroyable liberté, et volonté. Quand par exemple les jeunes élèves Giuseppina, Rosina et Rosalba choisissent le mariage, elles y voient l’opportunité ou de pratiquer leur art, sans être dupes, ou de grimper dans l’échelle sociale. Monter aujourd’hui cette pièce, c’est mettre en lumière les mécanismes du jeu social, assimilés malgré nous, et actuellement dénoncés à juste titre par les mouvements féministes. Il est étonnant de voir jusqu’où L’École de danse soulève les sujets brûlants qui traversent notre métier : les rapports hommes femmes, le statut d’égérie. Plus je la travaille, plus je suis marqué par ce qu’elle interroge, en lien avec le délitement actuel du paysage théâtral : la condition de l’artiste, ce qui fédère, le courage de la nouvelle génération pour s’engager dans des métiers souvent précaires. Le maître nourrit des relations d’emprise, la mère vit de sa fille qu’elle jette dans les mains du professeur, l’impresario et le courtier font écho aux agents... Il est rare de trouver de telles pièces sur la fabrique de l’art.

Entretien réalisé par Chantal Hurault, juillet 2025
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