Entretien avec Lilo Baur

La Puce à l'oreille, de Georges Feydeau. Mise en scène Lilo Baur. Salle Richelieu du 21 septembre 2019 au 23 février 2020.

Laurent Muhleisen et Oscar Héliani . Après Nicolas Gogol, Marcel Aymé, Federico García Lorca et Sergi Belbel, vous retrouvez les Comédiens-Français pour La Puce à l’oreillede Feydeau. Qu’est-ce qui a motivé ce choix ?

Lilo Baur. Il y a deux ou trois ans, j’ai fait part à Éric Ruf de mon souhait de monter une comédie avec la Troupe. Je pensais à Feydeau ou à Aristophane – un grand auteur comique quand on est face à une bonne traduction. Je lui ai proposé ces deux auteurs et c’est lui qui a tranché.
Comparée à d’autres pièces du même auteur, La Puce à l’oreille se distingue par une grande diversité de personnages et par une incroyable musicalité, surtout au 2e acte. Outre les défauts d’élocution et de prononciation dont il accable ses personnages, Feydeau a recours, entre autres ressorts comiques, à l’apparition d’un sosie ainsi qu’à un ingénieux système de tournette qui permet de dissimuler des amants adultères en appuyant sur un simple bouton.

Au fur et à mesure de l’avancée de l’intrigue, on assiste à une formidable mise en abyme du malentendu et du quiproquo ; ce qui accentue encore l’effet comique, c’est que le spectateur a constamment un temps d’avance sur les personnages.

L.M. et O.H. Pourquoi avoir transposé l’action dans les années 1960, à la montagne et pendant la période de Noël ?

L. B. La grande bourgeoisie se trouve partout, j’ai donc eu l’idée de quitter le contexte parisien. En voyant le film de Blake Edwards avec Peter Sellers La Panthère rose (1963) dans lequel des gens aisés passent leurs vacances dans une station de ski, l’idée de s’éloigner de Paris s’est renforcée et a été définitivement adoptée. J’avais envie d’un intérieur bourgeois avec une grande baie vitrée à travers laquelle on voie la neige. Un contraste entre le calme à l’extérieur et l’hystérie dans l’appartement. En outre, les années 1960 sont la décennie où je suis née. Mes parents avaient fait construire une maison dans laquelle j’ai grandi, où le mobilier était tout en couleurs pop, et j’adorais ça. Dans notre salon se trouvait un chariot-bar en forme de carrosse tiré par des chevaux. L’ouverture du capot déclenchait une musique « western » qui signalait que quelqu’un se servait à boire. Une variante de cette pièce de mobilier se retrouve dans le spectacle. Enfin, la période de Noël est propice aux stimulations du bien-être de l’âme, c’est le moment de l’année où il est question de chaleur et de rapprochement ; cela correspond parfaitement à l’ambiance et à la raison d’être de l’hôtel du Minet-Galant, un établissement tenu par un ancien militaire qui fait tout pour que l’on se sente bien chez lui, allant même jusqu’à trouver un subterfuge pour cacher les amants illégitimes.

L.M. et O.H. L’écriture d’un vaudeville comme La Puce à l’oreille est très rigoureuse. Quelle part de liberté laisse-t-elle à la metteuse en scène que vous êtes pour générer les effets comiques ?

Le comique de l’absurde m’a toujours passionnée.

L. B. Avant le début des répétitions, j’ai évoqué avec les comédiens les bandes dessinées de Tex Avery et leur ai montré des extraits des documentaires Quand le rire était roi et La Grande Époque de Robert Youngson, qui analysent des scènes de films muets et burlesques de Charlie Chaplin, Laurel et Hardy, Buster Keaton, etc. En parallèle, j’aime que les comédiens ajoutent leur propre univers. Je suis toujours curieuse de savoir ce qui les fait rire, eux. La liberté que je peux m’autoriser est dictée par la musicalité de la pièce. J’aime ajouter des éléments totalement incongrus mais je prends soin de vérifier qu’ils s’intègrent bien à l’ensemble, qu’ils produisent l’effet comique escompté sans gêner le rythme de la scène. C’est une question de cohérence. À certains moments, la musique aura un effet de disque rayé obligeant le comédien à répéter son geste comme s’il était réglé sur la musique. Rugby, Écossais d’origine dans la version de Feydeau, devient, dans cette mise en scène, un boxeur américain. Il ne dit plus « Bloody fool », mais « Stupid idiot », plus conforme au langage usité dans les années 1960 outre-Atlantique. Il faut savoir accompagner l’époque choisie.

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L.M. et O.H. Comment avez-vous réfléchi à la conception du décor, au choix des costumes et à l’intervention de la musique ?

L.B. La Puce à l’oreille se déroule dans deux lieux. Aux 1er et 3e actes, il s’agit d’un grand salon bourgeois, convivial et rassurant, avec plusieurs portes desservant l’ensemble des pièces. Le domicile du directeur de la Boston Life Company a une dimension internationale puisque s’y côtoient plusieurs nationalités sans qu’on n’y perde jamais le sens des affaires. Une baie vitrée permet de suivre les actions qui se déroulent à l’extérieur. Au 2e acte, on est à l’hôtel du Minet-Galant qui nécessite la présence d’un escalier et de la fameuse tournette dont je ne veux pas trop dévoiler le mécanisme. On observe un effet miroir entre l’appartement des Chandebise, antre supposé de la franchise mais qui se révèle être un haut-lieu de faux-semblants, et l’hôtel du Minet-Galant, censé abriter des comportements secrets mais où les gens sont finalement eux-mêmes.

Pour le style vestimentaire, nous avons choisi de respecter l’élégance des années 1960.

Agnès Falque a visionné plusieurs longs métrages et séries de cette époque, notamment Diamants sur canapé (1961) de Blake Edwards. Les hommes, eux, portent des costumes trois pièces ainsi que des chapeaux et des manteaux pour affronter la tempête de neige.

Pour la musique, nous échangeons constamment des idées avec Mich Ochowiak, le compositeur. Nous avons regardé les films de Jacques Tati ainsi que Frankenstein Junior (1974) de Mel Brooks. Il est doué pour dénicher le « bon son » qui accompagne le comique de répétition comme l’utilisation surprenante d’un coucou.

L. M. et O. H. Selon quels critères avez-vous élaboré votre distribution ?

J’aime beaucoup le contre-emploi ; j’essaie d’emmener les comédiens à des endroits où on a moins l’habitude de les voir, de faire ressortir le potentiel comique de certains d’entre eux parfois cantonnés dans des rôles de jeune premier ou dans des rôles tragiques.

L. B. C’est ainsi que j’ai pensé à Serge Bagdassarian – avec qui j’avais travaillé pour La Tête des autres de Marcel Aymé (au Théâtre du Vieux-Colombier en 2013) – pour le rôle de Victor-Emmanuel Chandebise, assureur d’une compagnie internationale, et celui de son sosie Poche, un homme paumé et alcoolique qui s’est engagé dans l’armée ou dans la légion et qui obéit aveuglément à Ferraillon, le propriétaire de l’hôtel. J’ai demandé à Serge de marquer la différence entre les personnages tant par la voix que dans son corps pour donner l’impression qu’il joue dans deux pièces simultanément. J’ai confié à Birane Ba le rôle de Rugby qui devient un boxeur américain, énervé en permanence et toujours prêt à taper sur quelqu’un. Les images de Cassius Clay m’ont inspirée pour ses déplacements. Anna Cervinka – après sa remarquable prestation dans Après la pluie – interprète le rôle de Raymonde. Pour le couple Chandebise, je trouvais que la différence d’âge était un élément crédible. Aujourd’hui encore, il n’est pas rare qu’un homme riche soit marié à une femme de 15 ou 20 ans sa cadette.

L.M. et O.H. À notre époque où le combat pour l’égalité des femmes et des hommes avance à grands pas et qui voit l’éclatement du modèle bourgeois, en quoi la satire des mœurs faite par Feydeau est-elle pertinente ?

La fidélité, la jalousie, l’amour et la passion, avec les chagrins qui les accompagnent, sont des thèmes éternels.

L. B. Chez Feydeau, un peu comme chez Molière, ce sont les domestiques qui cassent les codes, disent les choses sans y mettre les formes, prennent des amants sans se poser de questions. En somme, ils osent ce que leurs employeurs bourgeois ne font pas. Dans mon parti pris « spatio-temporel », je projette l’histoire et les mœurs de Feydeau dans l’univers de Jacques Tati. Dans les années 1960, les mœurs étaient très différentes de ce qu’elles sont aujourd’hui. Grâce au livre de Sybille Bedford The Trial of Lady Chatterley’s lover, j’ai découvert qu’en 1959, l’éditeur Penguin Books n’a pu distribuer la version non-expurgée du livre de D.H. Lawrence qu’après avoir gagné le procès qui lui était intenté pour publications obscènes et immorales, et qu’une fois qu’il avait démontré la valeur littéraire de l’ouvrage ! J’ai revu la série Mad Men qui dépeint le monde de la publicité dans les années 1960 aux États-Unis. Les femmes se rendant compte qu’elles sont trompées rêvent parfois d’adultère. Dans la pièce de Feydeau, le féminisme est sous-jacent mais encore timide puisque le modèle qui prévaut reste celui du couple bourgeois. Raymonde Chandebise confie à son amie que son mari lui faisant moins l’amour, elle a songé à prendre pour amant l’associé (et meilleur ami) de ce dernier, ce qui, pour elle, vaut mieux que de se jeter dans les bras d’un inconnu. Feydeau savait pertinemment qu’il s’adressait à un public bourgeois reproduisant les mêmes schémas. Sur ce point il rejoint le Shakespeare du Conte d’hiver qui faisait déjà dire à Léontes dans une adresse au public :

 Il y a eu, ou je suis bien trompé, des hommes déshonorés avant moi ; et à présent, au moment même où je parle, il est plus d’un époux qui tient avec confiance sa femme sous le bras et qui ne songe guère qu’elle a reçu des visites en son absence, et que son vivier a été pêché par le premier venu, par monsieur Sourire, son voisin.

Acte I, scène 2, trad. François Guizot
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Propos recueillis par Oscar Héliani et Laurent Muhleisen,
conseiller littéraire de la Comédie-Française

  • Photos de répétitions © Brigitte Enguérand
Article publié le 09 septembre 2019
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