Rencontre avec Lisa Guez

Donnés par Louis Jouvet entre novembre 1939 et décembre 1940 au Conservatoire, ses cours s’articulent autour de scènes fondatrices du théâtre. Ils ont été rassemblés dans l'ouvrage « Molière et la comédie classique » et constituent un matériau inépuisable pour le travail du jeu et de direction d’acteur. [...] Jouvet livre aussi ses réflexions sur le comportement du comédien et de la comédienne dans la pratique de son métier.
Avec ce spectacle, Lisa Guez se penche sur le premier chapitre consacré à Alceste, personnage aussi fascinant que complexe du « Misanthrope » de Molière [...] Elle propose au public l’expérience inédite et jubilatoire de suivre ces ébauches d’interprétation, d’entrer dans la cuisine du jeu et dans les coulisses du travail sur une grande scène du répertoire.


  • Oscar Héliani. Comment avez-vous découvert les cours que Louis Jouvet a donnés au Conservatoire entre 1939 et 1940 ?

Lisa Guez. Je devais avoir 18 ou 19 ans. En classe préparatoire option théâtre, j’ai dû lire plusieurs ouvrages sur la théorie théâtrale dont deux de Louis Jouvet, ses cours rassemblés dans Molière et la comédie classique ainsi que Le Comédien désincarné. J’en avais gardé un souvenir très fort. En parallèle, j’ai vu le film documentaire sur la pièce de Brigitte Jaques-Wajeman, Elvire Jouvet 40, l’adaptation d’un chapitre de ses cours consacré au rôle d’Elvire qui m’a bouleversée par son propos et son esthétique.
Je pense que ce qui m’a passionnée dans les cours, c’est autant la recherche sur l’acteur que la tentative jamais totalement probante des élèves, « échouer, échouer encore, échouer mieux »

  • Oscar Héliani. En tant qu’enseignante chercheuse et metteuse en scène, où vous situez-vous par rapport à la démarche et à la pensée de Louis Jouvet ?

Lisa Guez. Je suis touchée par la quête de ce professeur qui avait une vision absolue du personnage et un rapport presque mystique au texte et à l'auteur. Ce n’est pas exactement ma vision car je travaille souvent en écriture de plateau avec les comédiennes et comédiens, dont l’imaginaire est force de propositions, mais je trouve sa foi dans la pureté du texte fascinante. Pour Jouvet, une certaine pratique du texte peut permettre de communier avec le sentiment premier déposé par l’auteur au moment de l’écriture. Ainsi, et par la diction, on peut retrouver le sentiment avec de grands auteurs tels que Racine ou Molière. Je crois qu’il a transformé la fragilité de son bégaiement en un endroit de force qu’il a voulu transmettre à ses élèves. Je suis également sensible au cœur qu’il met à la pédagogie, à la question de la transmission des fondamentaux du théâtre et à l’exigence qu’il impose à ses élèves. Certains éléments restent marqués dans une époque ou appartiennent à sa propre recherche, mais, pour évoquer certains fondamentaux devant des personnes qui débutent dans l’art théâtral, il m’arrive de reprendre des phrases ou des idées inspirées des formules de Jouvet. Il fait partie d’un panthéon qui nourrit et questionne ma pratique comme Bertolt Brecht, Constantin Stanislavski, Maria Knebel ou Anatoli Vassiliev.

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  • Oscar Héliani. Comment les six cours qui constituent le premier chapitre consacré au personnage d’Alceste sont-ils devenus un spectacle ?

Lisa Guez. Un cours est un document réel avec des moments de longueur et une absence de dramaturgie. Nous avons voulu, avec Alexandre Tran qui m’accompagne pour la dramaturgie, mettre l’accent autant sur le maître que sur les élèves. Or dans ce premier chapitre consacré à Alceste, leur parole est rare. Gardant en tête le souci d’une certaine organicité et souhaitant nous nourrir exclusivement de ce qui s’est déroulé pendant les cours – qui sont d’une incroyable richesse – par souci de cohérence de ton, nous avons repéré à d’autres endroits du même ouvrage, des moments d’échange qui pourraient correspondre à la scène du Misanthrope et nous les avons intégrés.

  • Oscar Héliani. Quelle expérience cette pièce propose-t-elle au public ?

Lisa Guez. D’abord, je pense le spectacle très drôle ! L’innocence et l’enfance que convoquent les trois comédiens quand ils se remettent dans la peau d’élèves inexpérimentés est jouissive. Le public a un accès exclusif à la cuisine des acteurs en répétition. Il pénètre dans un espace de travail ; il est un élève qui assiste au cours. Sur le plateau, il y a quelques costumes suspendus et des accessoires. Les élèves peuvent les utiliser mais en réalité ils ne le font pas. Tout ce qui relève de la théâtralité est mis de côté, l’acteur est au cœur de la séance. La première parole de Louis Jouvet est : « Il n’y a pas besoin de mise en scène. » Tout est centré sur le jeu, sur l’acteur qui fait naître le théâtre.

  • Oscar Héliani. Quelle a été l’importance de l’écriture de plateau pour un texte comme celui-ci ?

Lisa Guez. Un spectacle est une pensée partagée. Je travaille de manière collégiale aussi bien avec les acteurs qu'avec la créatrice lumière Lila Meynard qui pense l’espace et l’esthétique ou le dramaturge Alexandre Tran. J'ai besoin que les acteurs soient profondément en phase avec ce qu'ils ont à défendre. Pour cette création, j’ai eu la chance de travailler avec trois comédiens au bagage théâtral immense et qui avaient expérimenté la transmission en donnant eux-mêmes des cours. À partir d’une première version, nous avons construit la matière avec eux, en y ajoutant ce qui nous interpellait et qui pouvait les émouvoir dans la comédie classique. Nous avons voulu tracer un chemin qui puisse réunir toutes les générations.

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  • Oscar Héliani. Pourquoi avez-vous décidé de faire jouer Louis Jouvet, Alceste et Philinte aux trois comédiens à tour de rôle ?

Lisa Guez. Partant du postulat qu’on ne sera jamais Alceste et qu’on ne pourra jamais toucher le personnage, il en découle qu’on ne sera jamais Jouvet non plus, devenu lui aussi une figure dans notre panthéon théâtral. Bien que Gilles David, Didier Sandre et Dominique Parent – qui reprend le rôle créé par Michel Vuillermoz en 2022 – soient des pairs capables d’interpréter aussi bien Louis Jouvet qu’Alceste et Philinte, il n’en demeure pas moins que chacun possède une autorité et une parole différente. Or le contexte du cours est très hiérarchisé et assez éloigné de la collégialité. Les élèves se retrouvent parfois dans une grande fragilité face à l’autorité et à la parole cinglante de Jouvet. La permutation des rôles entre les comédiens permet de passer le relais du pouvoir et de montrer certaines déclinaisons ou nuances. Aucun comédien n’aborde le rôle de Jouvet de la même manière, on alterne la douceur et la fermeté avec des moments de grande colère. Personne ne tentera d’imiter sa diction singulière, on entendra plutôt son obsession de la perfection avec sa propre énergie. Dans cette même scène du Misanthrope, ce n’est pas la même énergie qui se dégage selon que Gilles David interprète Alceste face à Dominique Parent en Philinte et Didier Sandre en Louis Jouvet ou bien que Dominique soit Alceste, Didier en Philinte et Gilles en Louis Jouvet. Et il m’a semblé que demander à des comédiens accomplis de se mettre dans la peau d’élèves d’une vingtaine d’années qui se trompent ou peinent à maîtriser leur souffle, c’est à cet endroit que se situe la pure composition.

  • Oscar Héliani. Louis Jouvet vouait une grande admiration à Molière dont il a monté de nombreuses pièces. Il a joué le rôle de Philinte dans Le Misanthrope mais jamais celui d’Alceste. Pourquoi, selon vous, ce personnage l’impressionnait-il tant ?

Lisa Guez. Je n’irais pas jusqu’à dire que Jouvet était misanthrope mais j'ai la sensation qu’il partageait une forme de mélancolie avec Alceste. Par ailleurs, l’intransigeance de ce dernier devant les compromis et les bassesses rejoint l’exigence de Jouvet pour un idéal absolu du métier d’acteur. Enfin, Jouvet répète inlassablement que les personnages ont des existences bien supérieures aux nôtres. Alceste est son héros qu’il place sur un piédestal si élevé qu’il n’ose pas l’approcher et ne s’autorise pas à le jouer.

  • Oscar Héliani. Avez-vous un personnage ou une pièce qui vous impressionne au point de ne pas oser l’approcher ?

Lisa Guez. La Mort de Danton de Büchner est une pièce que j’aime énormément. Je lui ai consacré un mémoire et j’en ai vu plusieurs mises en scène qui, à chaque fois, ne m’ont pas totalement convaincue. L’idée même de la monter un jour me terrorise même si je sais qu’au fond de moi c’est un rêve. Je crains que celui-ci ne voie jamais le jour. En réalité, la perfection ne peut s’incarner concrètement et la recherche d’un horizon qui ne cesse de reculer est permanente. Voilà pourquoi la démarche de Louis Jouvet me touche.

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Entretien réalisé par Oscar Héliani

Article publié le 25 novembre 2024
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On ne sera jamais Alceste
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