Note d'Annie Ernaux

Parmi les nombreuses créations qui jalonnent le parcours d’un comédien ou d’une comédienne, certaines deviennent leur spectacle « fétiche ». Il en est ainsi de « L’Événement » d’Annie Ernaux que Françoise Gillard reprend régulièrement depuis sa création en 2017 et qu’elle tourne cette saison en France. Elle y porte la parole de l’autrice, prix Nobel de littérature 2023, qui raconte en détail et avec le recul de plusieurs décennies trois mois de sa vie, entre octobre 1963 et janvier 1964, durant lesquels elle se découvre enceinte et décide de passer le cap de l’avortement – alors interdit en France. Denis Podalydès, qui a collaboré à ce seule-en-scène, précise ce qui fonde selon lui la singularité de l’écriture d’Annie Ernaux : « Il est peu d’auteurs qui, du réel, n’aient pas une vision enchantée, travestie, séparée. Peu d’auteurs qui savent enserrer en quelques mots le fait matériel sans l’idéaliser quelque peu. C'est une affaire de style. Annie Ernaux écrit ainsi : elle sait rendre compte du réel sans majuscule. »
Au-delà de la prouesse théâtrale, la rareté de cette pièce tient aussi à la façon dont le récit intime résonne, pour chacun et chacune de nous et dans l’actualité d’un monde où le féminin reste menacé par l’interdit. Tandis que Françoise Gillard prépare sa tournée qui débutera le 20 février prochain, nous publions la note d’Annie Ernaux à la création, où elle signifie sa reconnaissance à l’actrice de contribuer avec ce spectacle à « briser l’oubli qui favorise les retours en arrière ».

L’Événement d’après Annie Ernaux, conception et interprétation Françoise Gillard, collaboration artistique de Denis Podalydès, en tournée en France du 20 février au 26 mars 2024. Détail de la tournée


« Quand j’ai entrepris d’écrire L’Évènement, il y avait 25 ans que la loi Veil, en autorisant l’IVG, avait mis fin aux avortements clandestins, pratiqués le plus souvent dans la souffrance et des conditions sanitaires déplorables. Jusque-là, tout le monde connaissait des filles et des mères de famille décédées au cours d’un avortement ou de ses suites infectieuses. Il en mourait des centaines par an.

En un quart de siècle, l’usage de cette nouvelle liberté – choisir ou non de poursuivre une grossesse – entrée dans les faits en dépit de violents et irréductibles détracteurs, avait peu à peu recouvert de silence à la fois tout ce qui avait été vécu avant elle et la lutte qu’il avait fallu mener durement pour l’obtenir.

J’avais fait partie, moi aussi, à 23 ans, de celles qui devaient chercher, dans l’horreur et l’affolement du temps qui s’écoule, une « solution », c'est-à-dire une adresse secrète et de l’argent pour payer la faiseuse d’anges, ou alors se résoudre à introduire soi-même dans son utérus l’un de ces objets dont la liste suscite aujourd’hui l’incrédulité et l’effroi. Moi aussi j’avais fait silence ensuite sur ce moment de ma vie. Il ressurgissait néanmoins avec une étrange violence lorsque j’entendais par hasard La javanaise, une chanson qui l’avait accompagné. J’éprouvais de plus en plus une culpabilité diffuse, celle d’avoir été capable, trois décennies plus tôt, de transgresser la loi au risque d’en mourir et de ne pas oser transgresser l’actuel silence social par l’écriture, dépourvue, elle, d’enjeu vital.

Au début de 1999, je me suis donc résolue à refaire, pas à pas, cette traversée de jours dont je me demande encore aujourd’hui comment j’ai réussi à les vivre. Je me suis tenue au plus près de la réalité, telle qu’elle a été éprouvée à ce moment précis, dans mon corps et ma pensée, en m’en tenant au point de vue de la fille de 23 ans que j’étais alors – dont un agenda et un journal me fournissaient en quelque sorte la preuve. J’ai tâché d’aller le plus loin possible dans la saisie totale de cette réalité, qu’il s’agisse des lieux, des personnes impliquées – docteurs et femmes aidantes, ce que fut la faiseuse d’anges – et des gestes pratiqués. Sans rien dissimuler des détails qui, justement, constituaient l’horreur de l’avortement clandestin, telle cette brosse à cheveux posée près de la cuvette où flotte la sonde qui sera introduite dans l’utérus. Ce fut la réalité des femmes. Je me devais de la nommer exactement. Je puis dire aujourd’hui que l’écriture de ce livre a constitué pour moi l’approche la plus déterminée, désespérée, de ressusciter ce qui a eu lieu dans une lumière juste.

En 2017, le corps féminin, à l’inverse du corps masculin, reste un territoire d’appropriation : du regard et des discours qui l’évaluent et le jugent, le couvrent d’injonctions. Les adversaires du droit à l’IVG œuvrent frauduleusement sur Internet. En choisissant de donner sa voix ici, maintenant, au texte de L’Évènement, Françoise Gillard contribue à briser l’oubli qui favorise les retours en arrière. Elle offre à des mots, les plus intimes qui soient, la résonance collective et la puissance d’effraction des consciences que possède, au plus haut degré, le théâtre et qui font de la scène le lieu même du politique. Je lui en suis profondément reconnaissante. »

Annie Ernaux, janvier 2017

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Françoise Gillard dans L'Événement © Vincent Pontet

Article publié le 08 février 2024
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