Ce que j'appelle oubli

De Laurent Mauvignier par Denis Podalydès

De Laurent Mauvignier par Denis Podalydès Création le 12 avril 2012 au Studio-Théâtre Spectacle en tournée sur les routes de France du 24 février au 3 juin 2019

Denis Podalydès. Dans un supermarché, un homme vole une canette de bière, ou plutôt la boit sur place. Quatre vigiles surviennent, le saisissent, le conduisent dans la réserve, le rouent de coups, il en meurt. C’est arrivé en 2009 à Lyon. Tout est affreusement banal, lamentable, nul. Les personnages sont des plus ordinaires. Rien dans la violence même qui ne soit horriblement convenu. C’est cela peut-être qui fait le plus mal : chaque élément de ce fait divers est neutre, le type qui boit la canette, les vigiles qui l’arrêtent, le lieu, le moment, etc., l’ingratitude généralisée, et pourtant la conjonction de ces éléments, leur dynamique – rien, absolument rien ne prédispose au meurtre – entraîne et déchaîne une barbarie assassine.

Le narrateur s’adresse au frère de la victime. Il en était assez proche. Peut-être s’agit-il d’une consolation. Au sens littéraire du terme, c’était une forme poétique autrefois, comme chez Malherbe : « Ta douleur, Du Périer, sera donc éternelle… »

Laurent Mauvignier ne raconte pas, n’explique pas, n’instruit pas, il dit, tente de dire ce qui se refuse à toute compréhension, à toute saisie esthétique, philosophique, judiciaire ou politique.

Denis Podalydès

Une phrase unique court sur soixante pages. Elle commence en ayant déjà commencé, ne comportant pas de majuscule, ouvrant par la conjonction « et » : « et ce que le procureur a dit, c’est qu’un homme ne doit pas mourir pour si peu », et voilà, nous sommes engagés, acteur ou spectateur, dans le mouvement de cette phrase, de cette histoire, celle d’un homme qui est mort pour si peu.

Il y a, dans ce texte, un désir lazaréen de faire revivre, par la phrase, l’homme disparu.

Denis Podalydès

Je pense à Depardieu dans le film de Pialat, Sous le soleil de Satan, soulevant à bout de bras, dans une absolue contention, le corps d’un enfant mort. Le miracle a lieu et je me suis toujours demandé pourquoi on y croyait tant, à en pleurer. À cause de l’énergie.
De la patience et de l’obstination. De l’effort désespéré, démultiplié par le désespoir lui-même. Alors que tout est dit, l’enfant inerte et sans souffle, malgré la mort et contre la mort, dans une attente et une lenteur oppressante et congestive, l’acteur retourne musculairement la violence inhumaine vers la vie, et l’enfant ouvre un œil.

Dans l’effort d’écrire au plus près de l’insensé, à même le désastre insignifiant, page après page, mot après mot, la langue de Mauvignier, comme les bras de Depardieu, parvient, il me semble, à redonner souffle – et non pas visage ou sens – au pauvre mort anonyme, et peut-être, à consoler son frère, ou nous-mêmes, un tant soit peu.

Denis Podalydès, mars 2012


Laurent Mauvignier. Je suis chez des amis à Paris avec ma femme, et nous avons décidé de leur faire un cadeau. Un livre, évidemment. Ce sera La Nuit juste avant les forêts, un de mes grands souvenirs de lecture, sur lequel je tombe presque par hasard. Dans la librairie, j’en relis les premières pages et suis toujours aussi impressionné.

Quelques heures plus tard, nous avons rendez-vous avec nos amis dans un bar. Et là, juste avant, sur un mur, une affichette. Elle parle d’un fait divers qui a eu lieu quelques mois plus tôt à Lyon, l’histoire d’un type mort pour le vol d’une canette de bière. Je me souviens avoir entendu parler de cette histoire à la radio. Ce qui me frappe c’est le ton, très Thomas Bernhard, avec ce début de phrase : « Le procureur, ce qu’il a dit, c’est qu’un homme ne doit pas mourir pour si peu. »

Comment les livres s’écrivent, l’alchimie, la contingence, les multiples coïncidences et les rencontres fortuites qui les rendent urgents et impossibles à éviter, c’est un mystère.

Laurent Mauvignier

J’ignore tout de ce mécanisme et me laisse guider par lui. Une affichette, le livre de Koltès, la disponibilité psychologique.
Un carnet dans mon sac. Je me sens excité, tremblant, bouleversé. Je pense à ce que je viens de lire, à ce tract et à La Nuit juste avant les forêts. Et puis c’est plus fort que moi, j’ai mon carnet, là, tout près, je commence. Ça va très vite. Il faut raconter l’histoire partant de ce leitmotiv, « le procureur, ce qu’il a dit… », la réinventer, se l’approprier, en faire une fiction pour la faire vivre et monter – oui, comme une mayonnaise, il faut « que ça prenne », mais avec ce point de rencontre qu’est le texte de Koltès. La même technique d’une phrase unique se déployant sur un nombre de signes à peu près équivalent. Se tenir à ce petit protocole. Des choses changeront en cours de route (dix jours pour une première version, trois mois de réécriture), comme par exemple le narrateur.

D’habitude, dans mes livres, on sait qui il est, il s’adresse à quelqu’un d’inconnu. Pour la première fois, c’est l’inverse. Certains prétendent savoir qui est celui qui parle ici. Je ne le sais, moi, toujours pas. Mais ce que je peux affirmer, en revanche, c’est que nous sommes ce frère, nous tous, à qui il s’adresse. Le plateau est fait pour faire vibrer cette voix qui nous parle, et faire advenir, j’espère, quelque chose de notre écoute, dans le double sens du mot : écouter, et être à l’écoute.

S’ouvrir, esthétiquement, politiquement, à quelque chose de la fraternité.

Laurent Mauvignier

Laurent Mauvignier, mars 2012

Spectacle en tournée sur les routes de France :

Article publié le 19 février 2019
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