« Le Malade imaginaire » de Molière
Mise en scène Claude Stratz
Salle Richelieu du 21 février au 3 avril
Quand Molière écrit Le Malade imaginaire, il se sait gravement malade. Sa dernière pièce est une comédie, mais chaque acte se termine par une évocation de la mort.
On ne peut s’empêcher de voir derrière le personnage d’Argan (interprété par Molière lui-même à la création) l’auteur mourant, qui joue avec la souffrance et la mort.
Claude Stratz
Le même thème, tragique dans la vie devient comique sur la scène, et c’est avec son propre malheur que l’auteur choisit de nous faire rire.
Dans un siècle où les écrivains ne parlent pas d’eux-mêmes, Molière nous fait une confidence personnelle : il est si affaibli, nous dit Béralde, « qu’il n’a justement de la force que pour porter son mal ». Le vrai malade joue au faux malade. Toute la pièce tourne autour de l’opposition du vrai et du faux : vrai ou faux médecin, vrai ou faux maître de musique, vraie ou fausse mort.
Cette dialectique culmine au dernier acte quand, dans une parodie de diagnostic (où le poumon est la cause de tous les maux d’Argan), Molière fait dire à Toinette déguisée en médecin la vérité de son mal : à la quatrième représentation, Molière crache du sang et meurt quelques heures plus tard – du poumon, justement. C’est l’imposture au second degré, l’imposture (de Toinette) pour dénoncer l’imposture (des médecins), qui finalement dit la vérité. C’est du mensonge que surgit la vérité. C’est le mensonge d’Argan (quand il joue au mort) qui révèle la trahison de Béline. C’est en « changeant de batterie », en feignant d’entrer dans les sentiments d’Argan et de Béline, que Toinette aidera Angélique. C’est comme faux maître de musique que Cléante peut s’introduire dans la maison. C’est qu’il faut être hypocrite pour dénoncer les impostures et les mensonges.
La pièce a suscité les interprétations les plus contradictoires: on a joué Argan malade, on l’a joué resplendissant de santé, on l’a joué tyrannique, on l’a joué victime, on l’a joué comique, on l’a joué dramatique.
Claude Stratz
C’est que tout cela y est, non pas simultanément mais successivement. Molière propose une formidable partition, toute en ruptures, toute en contradictions où le comique et le tragique sont étroitement imbriqués l’un dans l’autre, où ils sont l’envers l’un de l’autre. Derrière la grande comédie qui a intégré certains schémas de la farce, on découvre l’inquiétude, l’égoïsme, la méchanceté, la cruauté.
Comédie paradoxale ? Dans cette pièce rien n’est tout à fait dans l’ordre des choses. L’unité de temps, par exemple, y est respectée et pourtant discrètement subvertie : le premier acte commence en fin d’après-midi et se termine à la nuit tombante, les deux actes suivants se déroulant le matin et l’après-midi du lendemain. La dernière pièce de Molière commence donc dans les teintes d’une journée finissante ; c’est une comédie crépusculaire, teintée d’amertume et de mélancolie.
Claude Stratz, mise en scène janvier 2001
Une « épure », en construction ou en architecture, est un traçage au sol de l’embase d’un décor ou d’un assemblage. Elle est l’empattement initial, dessiné, pensé, de la construction à venir, le départ de sa perspective et l’assurance de sa hauteur.
Il en est de certains spectacles comme de certaines constructions, leurs fondations sont si justement pensées qu’elles durent longtemps.
Éric Ruf
Chaque saison, l’administrateur général de la Comédie-Française se voit proposer une liste de réformes de décors. Il faut alors décider d’en « casser » certains, ceux de spectacles dont les reprises ont épuisé leur public potentiel, pour permettre aux ateliers de construction d’en stocker de nouveaux. Cette rotation est obligatoire mais chaque réforme est une condamnation sans retour. Sur cette liste, le stylo tremble souvent à en biffer certains dont « l’épure » justement est exemplaire, surtout lorsqu’il s’agit de titres classiques. Quand une version est manifestement réussie, épouse justement ce qui a rendu classique l’œuvre montée et en renouvelle très simplement le plaisir et l’intérêt, la condamner définitivement n’est pas chose facile. D’autant qu’il faudra, pour en créer une nouvelle, attendre que les années passent pour éviter le simple effet de comparaison et sans assurance d’ailleurs que cette réédition soit à la hauteur de la précédente.
Le Malade imaginaire de Claude Stratz est de cette veine et de cette serpentine, longue et permanente réussite (plus de 500 représentations). Le bonheur des lectures lorsqu’il s’agit de classiques tient sans doute à leur singularité et au fait que les metteurs en scène réussissent à contourner toute convention établie pour épouser le muscle profond des œuvres. L’épure initiale de Claude était forte et tragique, son spectacle crépusculaire et dense – les fraises des médecins, les clystères mais avant tout le désir obsédant de contrefaire la mort, de faire le mort, d’entendre post mortem ce qu’on pense de nous, de pouvoir séparer le grain de l’ivraie. Vieux fantasme taraudant mais toujours vivace. J’ai souvent remarqué – et le parallèle est pertinent aussi s’agissant d’architecture – que lorsque l’équation initiale d’un spectacle est aussi justement posée, alors la distribution peut être entièrement remaniée, chaque nouvel impétrant épousant avec évidence ce qui a été premièrement énoncé. Ainsi de L’Avare monté par Jean-Paul Roussillon et joué plus de 25 ans, Lucrèce Borgia montée par Denis Podalydès, jouée plus de 170 fois et dont aucune actrice, aucun acteur n’a fait l’entièreté de l’exploitation, ou notre Malade imaginaire monté par Claude Stratz, repris de salle originelle en Théâtre éphémère, de villes américaines en centre ville chinois... La mort de Claude, quelques années après la création, n’a empêché ni le désir, ni la nécessité de jouer ce spectacle à l’envi(e) justement. C’est la règle du Français et sa permanence exceptionnelle.
À ce jour ont endossé déjà le bonnet de nuit du malade– et avec quel talent – Alain Pralon, Gérard Giroudon et à présent Guillaume Gallienne qui avait joué d’ailleurs le notaire dans cette mise en scène il y a quelques années. Une des dernières pensionnaires engagées, Élissa Alloula, enfile la robe jaune poussin d’Angélique, sous le regard scrupuleux et amusé de Julie Sicard qui jouait le rôle à la création et qui, depuis quelques saisons, a repris celui de Toinette après Catherine Hiegel et Muriel Mayette-Holtz. Alain Lenglet est notre Béralde historique, mémoire du spectacle et aujourd’hui chef de troupe, après avoir été, un moment, remplacé par Hervé Pierre et Gilles David. Nous ne comptons plus les Cléante : je fus le premier, suivi – mais dans quel ordre ? – par Loïc Corbery, Laurent Stocker, Benjamin Lavernhe, entre autres. Inutile de convoquer ici les notaires, père et fils Diafoirus, Monsieur Purgon, Monsieur Fleurant, trop d’acteurs lèveraient le doigt, témoins de leur participation à un moment donné, toute la Troupe presque.
Ce spectacle désigne, en creux, la qualité et l’exception de la Comédie-Française. C’est un modèle singulier.
La Troupe est là pour que les grands spectacles vivent au-delà d’une exploitation normale, et la passation des rôles entre les déjà 538 sociétaires et le nombre plus important encore de pensionnaires depuis Molière est une tradition chaque jour renouvelée.
Éric Ruf
Les Comédiens-Français connaissent tous cette école de l’humilité et mettent leur pas dans ceux de leurs prédécesseurs, faisant, de programmes de spectacles en captations d’archives, un travail archéologique sensible pour rendre à chaque réplique et à chaque mouvement, le geste originel, le hic et nunc du départ. Ce principe, et ce n’est que justice, a besoin de la liberté et du singulier de chacun des nouveaux comédiens distribués pour se réinventer.
C’est ce travail que la nouvelle distribution réunie pour servir le spectacle de Claude Stratz a effectué pour la tournée de l'automne 2019 et pour sa reprise enfin Salle Richelieu, celle prévue à l'automne 2020 ayant dû être annulée pour les raisons sanitaires que nous savons.
La peur et la vénération mélangées dont nous sommes capables vis-à-vis des médecins et de la parole scientifique sont admirablement croquées par Molière. Jamais la précision du trait ne pourrait être plus saillante qu'elle ne l'est aujourd'hui, le portrait n'a décidément pas pris une ride
Photos © Christophe Raynaud de Lage
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