De quoi la Maison de Molière est-elle le nom ?

Pourquoi Comédie-Française « Maison de Molière » ? Pourquoi y est-il surnommé « le patron » ? Cela sonne comme une évidence : Molière donne déjà son nom à notre langue; il est le dramaturge français le plus connu dans le monde, et le parangon de « l’esprit français » au théâtre. Mais c’est surtout un paradoxe: il n’a jamais connu la Comédie-Française, où l’on joue, célèbre et admire bien d’autres auteurs, dont beaucoup d’étrangers.

Dire qu’elle fut fondée à sa mort est un raccourci. Il s’écoula sept ans entre celle-ci (le 17 février 1673) et la lettre de cachet du 21 octobre 1680 qui ordonnait la fusion de l’Hôtel de Bourgogne avec l’Hôtel Guénégaud. À cette date, la troupe de Molière était déjà disloquée, puisqu’en 1673, quatre de ses membres étaient passés à l’Hôtel de Bourgogne, et que pour compenser cette désertion La Grange et Armande, chassés du Palais-Royal, avaient obtenu qu’on ferme le Marais, récupéré ses meilleurs acteurs, et s’étaient installés avec eux à l’Hôtel Guénégaud.

La fondation de la Comédie-Française n’est donc pas placée sous la figure tutélaire de Molière. Son nom ne figure pas dans la lettre de cachet de 1680, pas plus que la notion de « répertoire ». Il s’agissait, avec ce regroupement, de centraliser la production du théâtre en langue française à Paris et de la placer sous l’autorité du pouvoir, moins par volonté de contrôle que par souci de qualité artistique. Une fois nommés par le roi pour leur excellence, les Comédiens-Français, en effet, jouissaient d’une autonomie garantie par l’acte de société de 1681. Il stipule la collégialité des décisions, et l’égalité entre hommes et femmes dans le choix des œuvres, la distribution des rôles, le montant des parts, le partage des biens et la responsabilité financière.

Ce modèle de petite république était déjà celui de l’Illustre-Théâtre: Molière est donc, à l’origine, le nom de l’idéal démocratique de la troupe.

Au XVIIIe siècle, l’exclusivité dont jouit la Comédie-Française sur son répertoire génère des rivalités avec les scènes concurrentes : la Comédie-Italienne (qui désormais joue aussi des auteurs français), l’Opéra-Comique et l’Opéra (qui ont le privilège du théâtre en musique) déploient des stratégies de contournement pour s’approprier certains succès créés à la Comédie-Française, laquelle finit par publier son catalogue pour se protéger des emprunts indélicats. Elle se sent précarisée aussi par ses déménagements, quatre en un siècle avant son installation Salle Richelieu en 1791. Sa scission politique interne en deux établissements distincts pendant la Révolution française accentue le sentiment de sa fragilité. Molière, parce qu’il était lui-même chef de troupe, et non pas seulement auteur, devient alors, pour la société des comédiens, une figure identificatoire : elle leur sert à revendiquer la possession du répertoire classique, l’unité et la pérennité de leur établissement et son inscription géographique à une adresse qu’on espère désormais permanente. Ainsi se forme le fantasme de « La Maison de Molière », titre du poème de François Coppée lu sur scène pour le bicentenaire de la Troupe le 21 octobre 1880.

À cette « maison » fantasmée s’opposent trois domiciles authentiques de Molière dont le XIXe siècle historien fit des lieux de mémoire, avant que les travaux de modernisation de Paris au début du XXe siècle en effacent les vestiges. Le commissaire de police Beffara, en 1821, retrouve l’emplacement de la maison natale (au croisement des actuelles rues Sauval et Saint-Honoré); Auteuil s’enorgueillit d’avoir accueilli Molière en sa retraite; en 1844, une fontaine à son nom est élevée en face de sa maison mortuaire, à deux pas du théâtre.

Parallèlement, celui-ci se constitue en musée : des tableaux et des sculptures donnent à voir Molière en majesté dans les parties publiques, Molière acteur au foyer des comédiens, et Molière intime dans les parties réservées à l’administration. Le fauteuil du Malade imaginaire cesse d’être utilisé en scène à partir de 1879. Exposé de nos jours dans la galerie des bustes, il continue d’alimenter le fantasme de la prétendue mort en scène. À partir de la découverte, en 1821, d’une trace de son acte de baptême, s’instaure la cérémonie anniversaire du 15 janvier : les acteurs réunis sur scène saluent le buste du « patron », dans un petit spectacle agrémenté d’un compliment ou de citations. Cette tradition vieille de deux siècles est un rituel fédérateur aussi puissant et jubilatoire aujourd’hui que jadis.

Comment expliquer qu’après la disparition du privilège, en 1864, la Comédie-Française, qui perd alors l’exclusivité de son répertoire, garde son surnom de « Maison de Molière » ? Que signifie, aujourd’hui encore, cette périphrase paradoxale, pour désigner un lieu où il n’a ni habité ni joué?

Comme la ruche aux abeilles sur son blason, la maison de Molière figure un domicile imaginaire, l’adresse symbolique de la société des comédiens (ici, mais pourquoi pas là, non seulement à Richelieu, mais partout où est la Troupe). Comme le roi avait sa « maison » (dont le jeune Poquelin avait fait partie comme tapissier valet de chambre), c’est-à-dire son service, la société des comédiens a aujourd’hui pour la protéger, la servir et l’encourager une famille, un foyer, une maison élargie aux équipes techniques et administratives. La « maison », c’est aussi la marque de fabrique d’un artisanat ancestral. C’est encore l’auberge dont le « patron » accueille les nouveaux venus, ses « pensionnaires » dont certains ne feront que passer. Pour Molière, c’est le temple pérenne qu’érige la patrie reconnaissante à celui qui a passé treize ans de sa vie à faire le tour de la France en quête de reconnaissance officielle. Pour les comédiens, les techniciens, le personnel et l’administrateur général lui-même, ce patron familier exerce une bienveillante protection, somme toute peu encombrante, qui les affranchit de la pression des autorités. Si le patron, c’est lui, c’est que l’art du théâtre l’emporte sur le pouvoir politique. Ni Dieu, ni maître, le « patron » est, paradoxalement, le nom de leur liberté.

Florence Naugrette, Professeur à Sorbonne Université / Membre de l’Institut Universitaire de France, et membre du comité de lecture de la Comédie-Française

Article publié le 19 janvier 2022
Rubriques

Simul et singulis

  • Nouveauté

    Lunettes connectées disponibles à la Salle Richelieu

  • Découvrez

    La boutique

ATTENTION

Ouverture des réservations pour les représentations du mois de juillet Salle Richelieu :

  • MER 20 MARS à partir de 11h

VIGIPIRATE

En raison du renforcement des mesures de sécurité dans le cadre du plan Vigipirate « Urgence attentat », nous vous demandons de vous présenter 30 minutes avant le début de la représentation afin de faciliter le contrôle.

Nous vous rappelons également qu’un seul sac (de type sac à main, petit sac à dos) par personne est admis dans l’enceinte des trois théâtres de la Comédie-Française. Tout spectateur se présentant muni d’autres sacs (sac de courses, bagage) ou objets encombrants, se verra interdire l’entrée des bâtiments.

vigipirate-urgenceattentat2