Éclairage pédagogique

Frédéric Maurin, maître de conférences en études théâtrales à l’Université Sorbonne Nouvelle

Tandis que la Comédie-Française accueille chaque année depuis 2009 une Académie composée de six jeunes comédiennes et comédiens ainsi que des jeunes artistes dévoués à la mise en scène, à la scénographie, aux costumes et, la saison prochaine, au son, qu’en est-il de la transmission aux nouvelles générations chez nos voisins ?

La programmation Salle Richelieu de Lisaboa Houbrechts est l’occasion de revenir sur un autre type de dispositif, particulièrement ambitieux, mis en place au Toneelhuis d’Anvers par Guy Cassiers, consistant dans l’observation du travail des autres et l’opportunité d’une création personnelle sur le grand plateau.

Lisaboa Houbrechts a depuis ses années à P.U.L.S. créé plusieurs spectacles sur des « grands plateaux », dont Médée à l’affiche Salle Richelieu jusqu’au 25 juillet 2023.

Ce passage de flambeau entre deux générations offre un éclairage unique sur une transmission en acte.

Au théâtre comme ailleurs, la transmission engage une conscience de la responsabilité envers autrui : les spectateurs et spectatrices assemblés auxquels on offre un spectacle au présent, les auteurs et autrices du passé dont on entretient et perpétue les œuvres, et, par-dessus tout, les artistes de générations dites futures que l’on forme avec la confiance de pouvoir s’effacer après eux.

En 2017, Guy Cassiers, alors à la tête de la Toneelhuis d’Anvers depuis 2006, a initié un dispositif resté unique en son genre, P.U.L.S. [Project for Ucoming artists for the Large Stage]. Il était destiné, comme l’indique son nom complet, à accompagner des metteurs et metteuses en scène émergents en leur facilitant l’accès aux grands plateaux – que les programmateurs réservent habituellement aux noms expérimentés. Dans ce but, la possibilité leur a été offerte, pendant quatre ans à la sortie d’une école d’art dramatique, de collaborer aux productions de quatre de leurs aînés : Jan Lauwers, Alain Platel, Ivo van Hove et Guy Cassiers lui-même. Immergés dans l’acte de création, ils se faisaient à la fois témoins et partie prenante de processus de travail tous singuliers et différents. Invités à visiter « la cuisine d’autres metteurs en scène » et à goûter « leurs ingrédients secrets », pour reprendre l’image de Lisaboa Houbrechts qui, dans ce cadre, a pu assister Alain Platel sur Requiem for L. (2018) et Ivo van Hove sur Age of Rage (2021), ils se familiarisaient avec des outils méconnus, y compris techniques, observaient, s’imprégnaient, contribuaient et tiraient des leçons, partageaient des recherches, des doutes, des tentatives, des découvertes. Sans que rien leur soit expressément enseigné, ils apprenaient par l’exemple, qui n’est pas un modèle. Libre à eux, ensuite, de reconfigurer l’exemple, d’adopter ou de rejeter les méthodes et démarches expérimentées, de les adapter à leurs désirs, à leurs besoins, à leur personnalité, pour assaisonner leurs propres recettes et inventer des mets de leur façon. C’est ainsi que Lisaboa Houbrechts a monté Hamlet en 2018, pendant sa « formation » au sein de P.U.L.S. L’essentiel était que la rencontre agisse, même et surtout souterrainement.

Nulle commune mesure entre cette exposition à des façons de faire et l’imposition de savoir-faire, schéma pédagogique le plus tristement classique qui soit : la passation d’un capital de connaissances effectuée en dehors de toute visée créative, soumettant l’apprentissage à une relation de hiérarchie, voire de domination, entre le maître et l’élève. Au contraire, avec P.U.L.S., la transmission se fonde sur le contact direct et l’échange diffus, sur le dialogue intergénérationnel aimanté par l’expérience partagée du travail. Pédagogie « de l’intérieur », aurait dit Georges Banu, mais aussi pédagogie inconsciente ou inavouée comme telle. Saurait-on nommer ce que l’on donne et comment c’est reçu ? Ce que l’on reçoit et comment, inévitablement, cela se transforme ? Si l’héritage excède le legs, c’est que la transmission se pare de générosité, qu’elle exerce sa vertu et porte ses fruits en se distinguant de l’enseignement fastidieusement scolaire. Non pour autant qu’il s’agisse de faire école, encore moins de pratiquer le coaching personnel, comme c’est la vogue aujourd’hui : dans cette forme de mentorat plus souple, l’enjeu consiste, selon Guy Cassiers, à « donner le temps et la liberté », en d’autres termes, les clés de l’autonomie, les moyens d’être soi.

Sans doute le contexte flamand y est-il pour quelque chose – et les années dites d’apprentissage de Guy Cassiers aussi, ces années paradoxalement sans formation. Comme lui, de nombreux artistes de sa génération, dont Jan Lauwers et Alain Platel, ont émergé sans que rien du théâtre leur soit transmis. Au contraire – et c’est heureux en un sens –, ils doivent à leur détestation de pratiques qu’ils jugeaient terriblement académiques d’avoir bouleversé le paysage scénique en y projetant des visions radicalement nouvelles au croisement de disciplines exogènes. Expérience de la table rase avec l’antagonisme pour seul appui. Le souci de la transmission en aval serait-il d’autant plus fort qu’on se sent orphelin et, pour ainsi dire, floué de toute transmission en amont ? C’est au demeurant le cas de beaucoup de metteurs en scène français approchant aujourd’hui la soixantaine…

En outre, à la transmission de l’expérience s’ajoute la transmission des lieux, symboliques et réels : en facilitant l’accès des jeunes générations aux grands plateaux pour leur propre création, le dispositif P.U.L.S. leur a ouvert la porte des lieux de l’institution.

Or l’institution, la génération de Guy Cassiers a mis un point d’honneur à la conquérir : elle a commencé par la combattre en l’ignorant avec superbe et en investissant ses marges avec volontarisme ; mais elle s’en est ensuite emparée comme on grignote une place forte, en a redoré l’image grâce aux couleurs de ce que l’on appelle à tort ou à raison l’expérimentation, et l’a rendue désirable pour son potentiel artistique, mais aussi pour sa fonction sociale et sa place dans la vie de la cité. Désormais débarrassée de son statut de repoussoir, il importe qu’elle puisse perdurer et s’inventer de l’intérieur afin de continuer à protéger. C’est elle qui doit donc être partagée par-delà le truchement de ce qu’elle représente : les grands plateaux qui, note incidemment Guy Cassiers, attirent aujourd’hui, contrairement à hier, la génération des artistes émergents – et avec eux, les grands moyens, les grands effectifs, les grandes équipes et les grands équipements, loin des petits formats sur lesquels on se repliait naguère avec l’orgueil qui se peut tirer de la précarité.

De cette tendance, toutes les programmatrices et tous les programmateurs ne seraient pourtant pas convaincus, un certain nombre arguant de difficultés à repérer aujourd’hui des spectacles d’envergure aussi aboutis au théâtre qu’en danse. Mais, qu’elle en soit une représentante exemplaire ou qu’elle fasse figure d’exception en combattant l’étanchéité supposée des pratiques scéniques, Lisaboa Houbrechts témoigne que la politique de la main tendue, aussi indéfinie que soit sa destination, lui a offert, outre la possibilité de réaliser son rêve précoce du grand, une place de choix dans le paysage flamand : depuis que Guy Cassiers en est parti en 2022, elle codirige en effet la Toneelhuis avec Benjamin Abel Meirhaeghe, Gorges Ocloo et les collectifs FC Bergman et Olympique Dramatique. De proche en proche, le partage du théâtre a débouché sur un relais à son tour partagé, tandis que de son côté le dispositif P.U.L.S. s’est décloisonné et ramifié pour s’adresser désormais à tous les artistes indépendamment de leur âge. Cooptation et expansion : le passé se propage par cercles concentriques et se prolonge par infléchissements successifs.

Est-ce à dire qu’il revient à l’art, en matière de transmission, de servir d’emblème, de guide ou même de courroie à la culture ? On peut être fondé à le penser, tant l’institution, pour qu’elle vive parce qu’elle n’est pas de marbre, a elle aussi besoin d’assurer sa transmission, donc d’accepter ou même d’agrandir les conditions du partage. Et ce partage, comme pour toute transmission heureuse, n’est autre que la promesse d’un renouvellement graduel, non d’une relève abrupte. Par circulation et confrontation, par tuilage et capillarité, le présent y dessine la trame de l’avenir.

Frédéric Maurin, maître de conférences en études théâtrales à l’Université Sorbonne Nouvelle

Article publié le 19 mai 2023
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