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« Anéantis » de Sarah Kane Mise en scène et scénographie Simon Delétang

Par Simon Delétang mise en scène et scénographie

La violence n’est pas un accident de nos systèmes, elle en est la fondation.

Slavoj Zizeck

L’état de sidération qui fut le mien en 1996, lorsqu’un soir je regardais, le regard fixe, ce livre blanc après l’avoir lu d’un trait, ne m’a jamais quitté. J’avais 18 ans, Sarah Kane était encore vivante et son théâtre faisait une entrée fracassante sur la scène européenne. Jamais depuis Georg Büchner puis Heiner Müller quelqu’un n’avait à ce point ébranlé l’art de la dramaturgie.

En faisant de la violence du monde, qu’elle soit intime ou politique, le champ d’exploration de sa première pièce, tout en empruntant un chemin d’écriture qui la mènerait jusqu’au poème, Sarah Kane n’a eu de cesse de questionner la place de l’amour dans nos vies.

Simon Delétang

« Aime-moi ou tue-moi » est la réplique de sa pièce Purifiés qui pourrait résumer l’ensemble de son œuvre. Un cri d’amour dissimulé par les peurs et les incompréhensions, par les lâchetés et les conventions.

Un théâtre paroxystique ; un défi permanent à la représentation théâtrale : comment dès lors représenter l’irreprésentable ?

Cette question accompagne tout mon parcours de metteur en scène depuis lors, et si j’ai pu dans mes premiers spectacles (Woyzeck de Büchner, Froid de Lars Norén, ou Shopping and fucking de Mark Ravenhill entre autres) chercher cet état de sidération en proposant un rapport frontal à la violence et à la sexualité, j’ai depuis poursuivi cette quête en m’intéressant à la question du spectre comme dans l’Hamlet de Shakespeare ou du mort/vivant dans Littoral de Wajdi Mouawad. Aujourd’hui le scandale de ce type ne m’intéresse plus, en revanche l’organiser pour travailler l’imaginaire du spectateur est un moteur sans limites.

En proposant, à l’invitation d’Éric Ruf, de mettre en scène Anéantis au Studio-Théâtre, je me situais dans un double mouvement : réaliser un rêve de metteur en scène qui m’a longtemps été refusé dans d’autres théâtres du réseau national, et faire entrer symboliquement Sarah Kane dans cette maison des auteurs français.

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L’œuvre de Sarah Kane est close, à jamais. Sa courte vie à laquelle elle a mis fin à l’aide de ses lacets de chaussures, nous interpelle et nous alerte. Il est temps de faire entendre cette pièce à nouveau, débarrassée des scories sensationnalistes et nauséabondes qui ont accompagné la création d’Anéantis au Royal Court Théâtre en 1995.

La Comédie-Française a opéré une mue profonde en s’ouvrant au théâtre européen d’aujourd’hui, que ce soit au niveau des autrices et auteurs (Lars Norén, Dea Loher) ou des metteurs en scène (Thomas Ostermerier, Ivo van Hove) et elle peut désormais ouvrir ses portes à Sarah Kane, et c’est très excitant d’envisager la rencontre entre cette Troupe et ce texte.

Le premier défi de taille consiste à faire entrer une scénographie de chambre d’hôtel qui explose sur la scène du Studio-Théâtre. Même si à la création, à Londres, le plateau n’était guère plus grand.
J’ai essayé d’optimiser la conception de l’espace en intégrant les changements d’espaces à l’intérieur même de la construction en m’inspirant du système des périactes du théâtre antique (panneaux pivotants triangulés indiquant les changements de lieux en bord de scène). La pièce peut se découper en trois séquences spatiales : chambre d’hôtel avant explosion, chambre d’hôtel après explosion, et chaos final.

J’ai donc imaginé une chambre d’hôtel plutôt luxueuse dont la décoration a été inspirée par la catastrophe de Pompéï ; je voulais inclure métaphoriquement un épisode de l’histoire où une civilisation avait disparu presque instantanément et qui pouvait interroger l’histoire de l’art. Je me suis inspiré de la fresque retrouvée à la Villa des mystères évoquant un rite dyonisiaque à destination des futures épouses. C’est un fragment de cette fresque qui ornera le mur du lointain. Connaissant le talent des peintres des ateliers de la Comédie-Française, je n’ai pas hésité à leur transmettre ce petit défi. Et c’est ce mur du lointain qui sera machiné à la manière de persiennes et pourra ainsi avoir trois positions différentes dont deux faces peintes de deux façons opposées. L’autre face, qui servira pour la fin, sera totalement blanche avec l’inscription en noir et en lettres capitales : BLASTED (titre original de la pièce qui veut dire « soufflé » ou « éclaté en morceaux »). L’entre-deux sera une ouverture des panneaux dévoilant un mur de projecteurs pour figurer l’explosion et ses conséquences.

Le fait de terminer sur l’écriture du titre de la pièce est là pour rendre hommage au mouvement qu’a fait Sarah Kane dans son propre chemin d’écriture, elle qui écrivait dans 4.48 psychose :

Rien qu’un mot sur une page et le théâtre est là.

Sarah Kane

Il y a un échec de la représentation naturaliste qui permet de convoquer le verbe comme espace d’évocation.

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Un espace machiné donc, qui permet de replacer cette pièce dans la tradition à laquelle Sarah Kane se réfère, de Shakespeare à Beckett en passant par Ibsen. Et un défi au plateau pour évoquer ce chaos.

Concernant l’autre aspect de l’irreprésentable, à savoir la violence et la sexualité ou la sexualité violente (la pièce compte plusieurs viols et actes de cannibalisme), j’ai choisi de travailler à partir d’une indication de Sarah Kane elle-même sur son texte, puisqu’elle dit en préambule que les didascalies fonctionnent comme des répliques. Elle entend par là qu’il faut les jouer telles qu’indiquées car l’image scénique est très importante à ses yeux. Mais j’ai choisi de la prendre au pied de la lettre et de les jouer comme des répliques. Toutes les didascalies importantes seront entendues et non jouées. Dès lors qu’il y aura une action physique de type sexuel ou violent, une voix off féminine indiquera l’action supposée se produire. Cela créera un suspens entre les interprètes, et le trouble pour le public sera plus fort que si on lui montrait une tentative de reconstitution.

Ce qui m’intéresse c’est de faire appel à l’imagination des spectateurs et des spectatrices afin de laisser chacun responsable des images qu’il ou elle a en tête.

Simon Delétang

Cela permet une mise à distance de la provocation initiale qui peut, je l’espère, créer une nouvelle poésie scénique.
Que ce « suspens » puisse permettre d’exprimer l’intense détresse des personnages sans qu’il y ait de geste ou de mouvement violent.
Car au final je veux pouvoir mettre en valeur la profonde humanité de chaque personnage, quelle que soit l’horreur subie ou provoquée dont les causes se trouvent dans des blessures profondes. Incapables d’exprimer leur amour ou privés de l’objet de leur amour ils agissent comme des condamnés dans des mécanismes de destruction de l’autre ou de soi. Je souhaite travailler avec les interprètes sur ces failles à vif, sur cette intensité de vie prise dans l’étau des contradictions du monde qui les entoure.

Anéantis est une pièce qui appartient désormais au XXe siècle ; elle mérite qu’ on s’y attarde et qu’ on comprenne définitivement que là où certains ont vu de la provocation gratuite se nichait en fait une hyper sensibilité au monde :

Il est probable que d’une manière ou d’une autre tous mes personnages sont romantiques et cela sans retenue. Je crois que le nihilisme est la forme extrême du romantisme. Et c’est probablement aussi sur ce point que mes pièces sont mal comprises. J’ai bien peur d’être désespérément romantique*

Sarah Kane

Au cours de cette période intensément difficile que nous traversons, se retrouver dans une salle devant cette œuvre nous ramène au pouvoir originel du théâtre, celui de la catharsis, de la nécessité d’une rencontre entre des êtres libres et un texte.
En sortir indemne ou non n’est pas de mon ressort.

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*Conversation entre Sarah Kane et Nils Tabert le 8 février 1998
In OutreScène numéro 1, février 2003.

Article publié le 04 octobre 2021
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