Entretien avec Emma Dante

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  • Chantal Hurault. Vous ne montez jamais de texte théâtral à proprement parler, et privilégiez habituellement des partitions à partir de matières littéraires très diverses. D’où est venu le choix des Femmes savantes de Molière ?

Emma Dante. C’est une proposition de la Comédie-Française. Je l’ai acceptée car il y a dans cette pièce une grande réflexion à la fois sur le théâtre et sur la figure de la femme à l’intérieur de la famille patriarcale, en lien avec l’enquête à l’œuvre dans mon travail. Le texte, les dialogues resserrés avec des vers incroyables, comme les relations entre les personnages offrent de multiples propositions de visions, dans le sens de production d’images, et des propositions visionnaires, tournées vers l’avenir. Cela est très théâtral.

  • C. H. La famille est un thème central de votre théâtre. Comment voyez-vous celle des Femmes savantes ?

E. D. Elle n’est pas traditionnelle, et est à l’évidence dysfonctionnelle avec énormément de conflits ! Il y a des rébellions par rapport aux rôles de chacun et chacune au sein de la cellule familiale. L’épouse et la fille, Philaminte et Armande, ont ouvert la porte à des personnes devenues des parents, comme c’est le cas pour Trissotin, Vadius ou Clitandre qui ne sont pas pour moi des invités : ils vivent là, avec eux. Ainsi, au sein de cette famille élargie, les mécanismes du patriarcat commencent peu à peu à se déliter. Mais cela ne signifie pas qu’il y ait une guerre entre les femmes et les hommes. Il n’y a ni perdant ni gagnant à l’issue de la pièce : il y a une tentative de vivre ensemble, chacun et chacune avec ses propres idées, en acceptant le conflit.

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  • C. H. Vous ne souhaitez pas entrer dans le débat, fréquent quand on monte ce texte, sur les intentions de Molière, entre misogynie et féminisme avant l’heure.

E. D. En effet, je ne souhaite pas tenir un quelconque discours. Ce texte ne prend pas position, il indique un chemin. Je pense que c’est ce que désirait Molière. Et c’est ce que je veux faire, que l’on parvienne au bout du spectacle à une question, pas à une réponse.
Quand, dans l’acte III, Philaminte et Armande évoquent le projet d’une réappropriation de la femme, elles énoncent des éléments extrêmement actuels, qui font encore partie de la lutte féministe aujourd’hui. Molière ouvre une réflexion sur la condition des femmes, il ne se moque pas de leur tentative de rébellion. Et parce que toute réponse définitive représente la mort de la pensée, on trouve également le discours opposé. J’ai énormément de respect pour de telles œuvres dont la matière permet de nous interroger.

  • C. H. Vous évoquez l’idée d’une « chute » dans le monde de Molière. Qu’entendez-vous par là ?

E. D. Le spectacle met en scène une chute, comme si l’on tombait à l’intérieur d’une grande poésie. L’idée principale est de faire dialoguer le monde moderne avec le monde antique – antique dans le sens d’éternel. Le théâtre, jusqu’au lieu lui-même, est le nid, le ventre de cette mise en scène. Au début de la représentation, notre présence – celle des acteurs, des actrices et celle du public – sera contaminée par le monde de Molière. Le spectacle va ainsi se construire à partir d’une contagion du présent par le passé.

Cela débutera avec uniquement les actrices, nos contemporaines. Elles sont avec nous, habillées comme dans leur quotidien, elles utilisent des téléphones portables, un aspirateur ou une cigarette électronique. La pièce s’ouvre sur une discussion autour du concept du mariage. Le spectacle, lui, débutera par la chute, depuis les cintres, de trois énormes sacs qui contiennent les premiers éléments des femmes savantes. Henriette – à ce stade, il s’agit d’Edith Proust en tant qu’actrice – entre en quelque sorte en scène : curieuse, elle regarde le ciel, puis le sac où il y a des robes de mariée et un crucifix – en référence à son vœu, à la fin de la pièce, d’entrer au couvent si elle n’épousait pas Clitandre.

Les robes de mariée et le crucifix donnent à Edith Proust l’impulsion de commencer à construire son personnage. Sa sœur Armande entre à son tour et elles se mettent à discuter. Nous allons ainsi travailler sur les stimuli qui proviennent du théâtre lui-même, et avancer en nous appuyant sur le parcours des personnages, pas sur des solutions.

Cette contamination des acteurs et des actrices par le texte, je souhaitais qu’elle ne soit pas limitée au cadre fermé des répétitions, j’ai donc décidé de l’ouvrir au public, en espérant qu’il puisse cueillir et comprendre cette intention.

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  • C. H. Que les hommes soient dès le début en costumes induit quel type de distinction ?

E. D. Il me semblait important de représenter les femmes à distance du monde des hommes car, dans Les Femmes savantes, elles sont plus avancées qu’eux dans leurs réflexions. Les serviteurs apportent depuis les coulisses d’énormes malles, d’où sortent Chrysale, Ariste, Clitandre… Ces malles sont des chambres d’éternité, elles produisent un même type d’étincelle que les sacs tombés des cintres. Martine et les serviteurs dépoussièrent les hommes, qui sont « réactivés » et remettent en marche leurs articulations !

À leur contact, les actrices entrent dans la grande famille des Femmes savantes. On les verra se transformer, notamment avec des éléments de costumes d’époque qu’elles revêtiront progressivement. Le monde de Molière les aspire entièrement, l’âme autant que le corps. Ce travail sur la contamination est un des grands enjeux de la mise en scène, nous devons pénétrer pour cela les moindres fibres du texte.

  • C. H. Lorsque vous parlez du chemin de ces femmes, aspirées par le temps de Molière, entendez-vous qu’elles renouent avec la beauté absolue de son œuvre ? Étant de plus en plus corsetées, contraintes, ne nous apparaissent-elles pas aussi comme des figures éternelles de femmes en lutte ?

E. D. Ce sont les deux chemins en parallèle. Les femmes sont contaminées parce qu’elles commencent à parler en vers. Je dois préciser que je me suis interrogée sur l’usage de la Comédie-Française de répéter sans costumes durant la première phase du travail, qui est totalement inhabituel pour moi. Quel est l’effet de vers dits par des actrices habillées en jean et t-shirt ? Cela crée un court- circuit. Inévitablement, en récitant ces vers, les actrices deviennent des figures éternelles. Elles sont aspirées par la poésie, plus forte que la réalité quotidienne. J’espère d’ailleurs que l’on sera touché par cette beauté des personnages de Molière, dont l’élégance tranche avec notre époque et son laisser-aller.

Et puisque je travaille sur ce double chemin, les actrices deviendront dans le même temps ces femmes savantes enfermées, contraintes dans cette maison qui est une prison. Cette maison est belle et poétique, mais c’est une prison. Toutes les époques ont leurs prisons. Les hommes et les femmes s’en construisent en permanence.

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  • C. H. Le dialogue, que vous placez au centre de votre mise en scène, entre le monde d’aujourd’hui et un temps ancien se situe donc toujours au-delà du temps de Molière ?

E. D. Molière est au-delà de son siècle. Nous sommes plus faibles, plus fragiles que cette famille gravée dans l’éternité. C’est pourquoi je pense qu’elle est en réalité composée de fantômes qui habitent toutes les particules de temps. Nous, en revanche, nous sommes là. D’où le dialogue entre nous ici et ce temps éternel.

Ce dialogue, fondamental car c’est ce qui construit le futur, je le pense en lien avec la recherche permanente des courts-circuits dont je parlais. Cela passera également par la musique qui sera contemporaine, probablement avec des chansons de Lenny Kravitz ou de Billie Eilish.

  • C. H. La scénographie et les costumes que vous avez confiés à Vanessa Sannino participent particulièrement à ce dialogue, actif, en opérant une transformation permanente de l’espace, des matières et des corps.

E. D. Il n’y a rien de réaliste dans la scénographie, et pas réellement de dehors : il y a uniquement cette maison théâtrale dans laquelle les personnages sont emprisonnés pour l’éternité. Ce dedans est une sorte de ventre théâtral, maternel, qui constitue et conserve ensemble tous les personnages. La scénographie n’est faite que de murs, les murs de cette maison, comme les parois de ce ventre, de cet utérus.

Vanessa Sannino a conçu un univers incroyable avec très peu d’éléments, uniquement quelques panneaux mobiles qui sont les murs de la maison, un canapé, symbole du salon bourgeois, et une tapisserie en hommage au père de Molière, tapissier du roi. Entièrement ouvert au début, l’espace sera de plus en plus restreint : les personnages seront ainsi petit à petit contraints dans leurs costumes en même temps que la maison se resserrera, jusqu’à ce que la famille soit enfermée dans un grand tableau.

Les costumes sont fondamentaux car ils disent l’embourgeoisement de la famille et la chute des femmes, leur contamination… Ils racontent aussi leur lutte. Pour entrer en relation avec leur propre ennemi, ce mâle patriarcal, elles doivent le connaître intimement, et pour cela elles endosseront, par strates, les habits de cet ennemi. Ce sera une lutte interne, sans vainqueur mais qui signera un chemin vers une narration différente de la femme à l’intérieur de la famille. Encore une fois, je ne crois pas en la guerre. Je crois au respect que les hommes doivent avoir envers les femmes, et dans la capacité de ces femmes à leur faire comprendre qu’elles sont autant nécessaires qu’eux à la société, qu’elles sont leurs égales.

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  • C. H. Quel mode de jeu allez-vous privilégier ?

E. D. Je débute actuellement les répétitions avec les comédiennes et les comédiens, qui sont pour moi le cœur de la représentation, et je suis à l’écoute de leurs propositions par rapport à leur manière d’être à travers les personnages. Je souhaite les emmener vers un jeu ni baroque ni forcé, mais un jeu contrasté entre une diction très naturelle et une corporalité drôle et grotesque. Mon théâtre est toujours dans le grotesque, excessif, extrême.

  • C. H. Le rapport au grotesque cohabite-t-il avec l’idée de ridicule, notamment pour la figure de Trissotin ?

E. D. En travaillant la pièce, j’ai compris qu’il fallait éviter d’aller vers la caricature et que Trissotin devait. être un prince. Élégant et très beau, il plaît aux femmes, à Philaminte et à Armande – pas à Henriette qui se méfie des hommes princiers, et qui sent son ambiguïté. Il ne fait pas sens que Trissotin soit plus caricatural que Chrysale ou que tout autre. S’il est plus ridicule, cela rend ridicule la fascination des femmes, ce que je ne souhaite pas. En revanche, cela ne signifie pas qu’il ne soit pas grotesque. Tous le sont !

Cela permet aussi de comprendre pourquoi Philaminte veut qu’Henriette l’épouse. Elle a entendu le point de vue de sa fille sur le mariage et son désir d’épouser Clitandre, ce qu’elle finira par accepter. Mais au départ, elle veut avant tout faire en sorte que sa fille n’épouse pas quelqu’un qui la fera souffrir et lui offre Trissotin qu’elle considère alors comme le meilleur des hommes. Cette intention est sérieuse, et participe à montrer que ces femmes réfléchissent profondément à la question du mariage.

Quant à la rétractation de Trissotin à la fin de la pièce, elle est justement plus intéressante s’il s’agit d’un homme princier. Découvrir qu’il s’agit d’un charlatan, c’est découvrir que le charme peut être imprévisible.

Nous devons garder ce rapport, également pour les femmes. Bélise par exemple est très libre, elle aime boire et faire l’amour. Si elle est souvent moquée, c’est parce qu’elle est écrite ainsi. Mais là encore, on se moque de la même façon des hommes. À force d’être restés enfermés dans une malle, ils n’ont pas évolué et sont restés avec des principes datés. Quelque chose leur échappe. Tous ces personnages sont comiques. Le rire est un ingrédient essentiel pour entrer dans cette famille. Et je pense plus globalement qu’un spectacle sans humour est moribond. La vie a à voir avec l’ironie. On a besoin de rire pour ne pas mourir !

  • C. H. Cette pièce est-elle pour vous l’occasion de rendre hommage à la littérature, à la culture ?

E. D. Absolument. Le monologue de Chrysale qui discrédite, détruit la littérature à l’acte II est au cœur de la pièce. Il prend la défense de Martine que Philaminte a décidé de chasser en prononçant un discours des plus patriarcal sur la non-nécessité de l’éducation pour une servante, à qui il suffit de savoir faire le ménage. Alors, Philaminte fait emmener par le chœur des serviteurs. des piles de livres sur scène, elle en remplit la maison. En réponse à la dénigration de Chrysale, ces livres fleurissent, ainsi que les murs. La littérature éclot. Grâce à la culture, grâce au rêve, les femmes savantes réussissent à ébranler l’ordre patriarcal. Molière a inséré ce virus, cette semence au XVIIe siècle, nous devons absolument reprendre son propos.

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Entretien réalisé par Chantal Hurault, décembre 2025
Photos de répétitions © Jean-Louis Fernandez

Article publié le 29 décembre 2025
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