Entretien avec Emmanuel Daumas

Nouvelle mise en scène de « Cyrano de Bergerac » Salle Richelieu ! Emmanuel Daumas présente les grandes lignes de son projet, à quoi tient selon lui le fait que ce texte traverse les générations, ce qui sous-tend selon lui la relation entre Cyrano, Roxane et Christian ou encore la façon dont il a envisagé les costumes et le décor en donnant un sens tout particulier à la magie de l’illusion.

Cyrano de Bergerac d'Edmond Rostand, mise en scène d’Emmanuel Daumas, est présenté Salle Richelieu du 8 décembre 2023 au 29 avril 2024

- Laurent Muhleisen. Après quatre mises en scène avec la Troupe, vous présentez Salle Richelieu un « blockbuster » de la littérature dramatique française, sinon mondiale : Cyrano de Bergerac.

Emmanuel Daumas. En effet, dès que l’on prononce ce titre, on est face à une sorte d’unanimité, quelles que soient les générations ou les milieux ; chacun en connaît un ou plusieurs passages par cœur. C’est d’abord ce qui m’a intéressé dans la proposition d’Éric Ruf. J’ai alors réalisé que c’était la seule pièce qui m’avait fait pleurer à la lecture. Du point de vue de ses nombreux enjeux – sentimentaux ou mélodramatiques – elle fait mouche à chaque fois ;

Edmond Rostand a une facilité incroyable à « faire théâtre » avec son écriture, d’une séduction absolue.

Que pouvais-je apporter après toutes les mises en scène qui ont fait date, à la Comédie-Française, dans d’autres théâtres, ou au cinéma ? Pour le dire un peu cavalièrement, j’ai toujours eu l’impression d’une grande intimité biographique avec le personnage de Cyrano. Je me suis demandé ce qui se passait dans son âme, dans son corps, par rapport à son désir, à Roxane, à Christian, et il m’a semblé que la pièce dépassait de loin son statut de pièce « héroïque » ou « de cape et d’épée », cadre d’un mélodrame amoureux. Comment exprimer son désir, comment le renouveler, faut-il l’assouvir, jusqu’où se servir des autres, désire-t-on vraiment ce que l’on désire ?

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- Laurent Muhleisen. Le personnage de Cyrano, tout « héroïque » qu’il est, n’entre plus dans le cadre des héros romantiques ambitieux, courageux, partant à l’aventure, et qui connaissent autant la gloire que la désillusion.

Emmanuel Daumas. Rostand n’est pas l’« ogre » qu’étaient Hugo ou Dumas, avec leurs personnages « plus grands que la vie ». On est loin aussi de Balzac, de Flaubert ou de Maupassant ; il ne s’agit plus de conquérir Paris, le pouvoir et la noblesse, ni de cynisme dans des compromissions aboutissant à la plus grande des amertumes. Cyrano meurt debout, la tête dans les étoiles, évoquant la seule qualité qu’il se reconnaisse, son « panache ». Il est descendu de la lune, n’a jamais consommé son amour, n’a tiré aucun avantage de ses actions. « Mais on ne se bat pas dans l’espoir du succès ! / Non ! non, c’est bien plus beau lorsque c’est inutile ! » figurent, pour moi, parmi les plus beaux vers de la pièce.
Les contemporains de Rostand sont (déjà) André Gide, Henry James ou Marcel Proust. Des auteurs « queers » – terme sans connotation homosexuelle mais dans le sens d’écrivains dépressifs, maladifs, seuls (comme le fût Rostand), qui inventent une littérature où « il vaut mieux rêver sa vie que la vivre, encore que la vivre ce soit encore la rêver », pour citer Proust. J’aime l’imaginer comme le garçon, plus tard chez Proust, qui dans la première scène de La Recherche regarde les ombres de la lampe bouger sur le mur. Cyrano, dans le troisième acte, fait de même avec les ombres de Roxane et de Christian, entrant dans le rêve ; il ne touchera jamais à Roxane et, chose encore plus extraordinaire, à cause de lui – du fait de la vengeance de de Guiche – Christian non plus. Grâce à Cyrano, Christian ne finira pas comme Bel-Ami, ni Roxane comme Emma Bovary. Ces trois héros restent « intacts », purs. Je crois que c’est aussi cela qui explique l’engouement renouvelé depuis 125 ans pour cette pièce. On reste dans le pays des ombres, et des chimères.

- Laurent Muhleisen. En somme, Rostand affirme ici que la fiction est plus importante que la réalité ; la « vraie vie » faisant d’ailleurs des cadets, dont Christian, de la chair à canon.

Emmanuel Daumas. Avec Rostand, on a l’impression que l’écriture est agitée par cette vie de cape et d’épée fantasmée, plus belle et colorée comme dans des films avec Burt Lancaster ou Gene Kelly, à ceci près que le centre de cette agitation imaginaire n’est pas l’image mais les mots. Mais l’endroit où elle touche le cœur du public est plus tendre ; de l’amour courtois à la carte du tendre, de Racine à Gainsbourg, de Prévert à Duras, on veut écouter des mots d’amour. Des Mots. L’expression fabrique la réalité. La pâtisserie n’intéresse Ragueneau (sorte de double clownesque de Cyrano) qu’à cause de la poésie. Christian n’intéresse pas Roxane simplement parce qu’il est le plus beau, mais aussi, croit-elle, le plus spirituel et le plus brillant.

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- Laurent Muhleisen. L’intégrité, le courage, l’insolence, la liberté, le mépris des puissants, l’art de la formulation qui dépasse ou (compense) toute réalité, médiocrité et frustration, sont autant de qualités de Cyrano qui ne parviennent pourtant pas, lorsqu’on s’attarde sur certaines scènes, à masquer son côté plus tourmenté, manipulateur, quasi méphistophélique.

Emmanuel Daumas.On associe traditionnellement le panache de Cyrano à son caractère « fort en gueule », que nombre de mises en scène reprennent à leur compte, oubliant que la première définition du mot « panache » est ce toupet de plume ornant un casque. Si le casque peut faire peur, les plumes sont quant à elles un symbole de légèreté, de fragilité, presque d’innocence. Les plumes, en soi inutiles, sont un surplus d’élégance. Tout cela contribue à en faire un personnage positif, bon et vaillant.
Pourtant, les termes dans lesquels il explique à Christian le pacte qu’il veut conclure laissent songeur, avec par exemple : « Je serai ton esprit, tu seras ma beauté ». Christian perd son âme, comme dans Faust. Cyrano prend quasiment possession de lui ; il en fait son avatar pour combler sa propre frustration, exister de façon « augmentée ». Il manipule aussi bien Christian que Roxane.
Cyrano n’envie pas tant la beauté de Christian, qu’il est convaincu a priori de sa laideur à lui ; le point de fixation de son « empêchement de vivre » est son nez. Christian devient un objet de jouissance par procuration dans un monde virtuel. Au nez de Cyrano correspond la « platitude » de Christian. Chacun exploite la part d’impuissance de l’autre. Quel plaisir en tire Cyrano ? Rien n’aboutit, à part l’imaginaire que le réel tente sans cesse, et finit par rattraper. Roxane tombe de très haut à la fin de la pièce, ce n’est qu’alors qu’elle se connaît vraiment. Elle se pensait conventionnelle et, pour exister pleinement, voulait un Christian beau et spirituel sans comprendre qu’elle était aussi extravagante que Cyrano, par son seul amour des mots et de la vérité poétique. Sans l’aveuglement de son désir, elle aussi aurait pu « inventer sa vie », vivre avec ce « monstre », comme dans La Belle et la Bête. Par son stratagème, Cyrano l’a malgré lui privé d’elle-même.

- Laurent Muhleisen. À cette dimension, disons, psychanalytique s’ajoute une dimension sociale : l’exploitation d’une jeunesse insouciante pour en faire de la chair à canon. La Première Guerre mondiale n’est pas loin, et l’esprit va-t-en guerre rôde.

Emmanuel Daumas. J’ai eu besoin de prendre toute la mesure de cette jeunesse masculine pour affirmer la « différence » de Cyrano, son exclusion, et son besoin vital de se « mettre en scène » pour exister. La représentation à l’Hôtel de Bourgogne s’apparente à une sorte de Théâtre aux armées, comme dans La Grande Illusion de Renoir, où cadets aristocrates et populaires se mêlent et jouent. Je voulais un Cyrano à la fois honteux de lui-même et entouré de jeunes gens séduisants, bien dans leur peau, avec au sommet de la pyramide Christian. Le sort que les puissants réservent à cette génération – entre la guerre de 1870 et celle de 1914 qui approche – n’en est que plus révoltant à l’acte IV. On dit que Rostand, cloîtré dans sa villa Arnaga à la fin de sa vie, n’aurait pas survécu à la réalité de l’hécatombe de la Première Guerre mondiale dans les rangs de la jeunesse. Entre temps, le théâtre aura aussi servi, dans les tranchées, à donner du courage à cette jeunesse sacrifiée.

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- Laurent Muhleisen. Si la dramaturgie est très inscrite dans l’époque de Rostand, cette ère ou « rêver sa vie vaut mieux que la vivre », l’action reste quant à elle, dans votre mise en scène, inscrite au temps des mousquetaires et de Richelieu. Quelle approche du costume avez-vous privilégiée ?

Emmanuel Daumas. Quand j’ai découvert Dumas, je me suis rendu compte que peu importait les faits, il fallait que tout soit toujours plus extraordinaire, plus merveilleux. Je reprends ce constat pour Cyrano : il faut qu’on en ait « plein les yeux ». Nous sommes dans le XVIIe siècle d’avant la rigueur, où tout était possible – les duels, les précieuses aux balcons, le chahut populaire dans les théâtres, une vie sociale non bridée, riche en bruits et en couleurs. Il fallait que les costumes soient, comme pour Cocteau mais aussi Méliès (et Jacques Demy !), le reflet de cette extravagance. Il y a de l’enfance dans cet univers, le public doit voir qu’il s’agit de déguisements, d’inventions, qu’il sache qu’on a ouvert une malle de costumes merveilleux : avec la costumière Alexia Crisp-Jones, nous avons puisé dans les immenses stocks de la Comédie-Française. Et, pour faire écho à la thématique de la guerre, j’aimerais conserver sous ces costumes l’idée du théâtre des tranchées, que l’on voie affleurer, sous les habits des marquis ou des pâtissiers, les caleçons et les tricots des cadets. Comme si, avant de partir à la guerre, les cadets rêvaient à des histoires de cape et d’épée et d’amours sublimées.

- Laurent Muhleisen. Le décor rend également compte de l’imaginaire en œuvre dans la pièce.

Emmanuel Daumas. J’aime l’idée que Rostand ait vu les premiers films de Méliès. Sa grande amie Sarah Bernhardt, dont il pensait que la vie entière se déroulait sur une scène, adorait le cinéma. Or, je suis émerveillé par la naïveté, la part d’enfance, l’imaginaire qu’il y a dans cet art à cette période. C’est le triomphe de l’illusion, de la magie. Nous sommes partis de cet univers avec la scénographe Chloe Lamford ; le décor fera la part belle au merveilleux, au ludique, au « beau » – sans second degré. Un amour assumé du kitsch, dans le meilleur sens du terme. C’est aussi la définition du panache, ce travail sur le merveilleux et le beau. C’est abyssal, comme l’enfance, parce que c’est inexpliqué.

Entretien réalisé par Laurent Muhleisen,
conseiller littéraire de la Comédie-Française, qui signe la dramaturgie du spectacle.

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Photos de répétitions © Jean-Louis Fernandez

Article publié le 30 novembre 2023
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