Entretien avec Laurent Stocker

Deux ans après sa création dans le cadre de la Saison Molière, « L’Avare » mis en scène par Lilo Baur reprend en alternance Salle Richelieu. Laurent Stocker retrouve les habits – et la mèche - d’Harpagon. Un grand rôle nourri par plus de vingt ans de compagnonnage avec Molière.

L'Avare, comédie en cinq actes de Molière
mise en scène Lilo Baur
Salle Richelieu du 18 SEPT 24 au 1er JANV 25


  • Laurent Muhleisen. Vous souvenez-vous de la première fois où vous avez lu L’Avare ?

Laurent Stocker. Pas vraiment. Mais je me souviens très bien de la première fois où je l’ai vu joué. Je devais avoir 13 ans, c’était à la télévision, et c’est Louis de Funès qui interprétait Harpagon. J’aimais et j’aime encore beaucoup cet acteur. J’étais très étonné en voyant ce film, car il ne jouait pas et ne parlait pas comme d’habitude. Mais j’avais beaucoup ri. Sinon, la pièce est pour moi, comme pour beaucoup de gens, un souvenir d’écolier : je vivais en province durant mes années de collège, et, en cinquième, une professeure de français nous avait fait apprendre par cœur un extrait de L’Avare ; c’était la première scène – « Montre-moi tes mains ! - Les voici ! – Les autres ! ». Ces répliques sont restées gravées en moi. Je me souviens aussi que cette professeure nous avait aussi fait travailler Le Malade imaginaire ; elle était persuadée que j’étais quelqu’un de timide et de renfermé – je n’avais pas toujours de bonnes notes ! Là, elle m’avait donné 20 sur 20 : le théâtre, visiblement, était déjà mon élément ! Manifestement, ma façon de jouer lui avait plu. On était au milieu des années 80.

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  • Laurent Muhleisen. Comment avez-vous réagi à la proposition de Lilo Baur de vous confier le rôle d’Harpagon ?

Laurent Stocker. Je viens d’un milieu modeste plutôt éloigné du théâtre. Molière représentait une sorte d’absolu, de dieu vivant. La première chose que j’ai faite en arrivant à Paris, en 1989, a été de me rendre sur la tombe qu’on lui a construite au Père Lachaise – même si l’on n’est pas très sûr que ce sont bien ses restes qui s’y trouvent ! J’étais un peu comme Claudel le jour de sa révélation à Notre-Dame, j’ai bien dû rester une heure à me recueillir devant la dépouille de mon héros ! Chaque comédien de la Troupe a un rapport différent au « patron ». Je me souviens de Christine Fersen me disant qu’en 42 ans de maison, elle n’avait jamais joué Molière ! Cela m’a paru complètement fou. En ce qui me concerne, mon parcours dans cette maison a commencé avec Molière : en 2000, j’ai remplacé Alexandre Pavloff, malade, dans le rôle d’Octave des Fourberies de Scapin, lors d’une tournée en Amérique du Sud, dans une mise en scène de Jean-Louis Benoit. En 2001, j’ai fait mes débuts officiels dans la Troupe en interprétant Covielle dans Le Bourgeois gentilhomme par Jean-Louis Benoît, avant de reprendre le rôle de Cléante dans Le Malade imaginaire par Claude Stratz. Vingt ans plus tard, je rejoue Covielle dans la mise en scène de Valérie Lesort et Christian Hecq. J’ai joué le rôle-titre du Sicilien, puis Valère dans la mise en scène de Tartuffe par Marcel Bozonnet… à ce propos, une de mes grandes envies est d’interpréter un jour Tartuffe ; mais – et c’est très bien comme ça – la vie ne remplit pas toutes nos attentes et aujourd’hui, on me propose L'Avare. Je me suis plongé intensément dans la pièce et je m’imagine très bien en Harpagon, et j’espère pouvoir en faire quelque chose d’intéressant.

  • Laurent Muhleisen. De quelles mises en scène de L’Avare vous souvenez-vous ? Existe-t-il une sorte de filiation, de « code génétique » dans l’interprétation du rôle au sein de la Troupe ou même en dehors ?

Laurent Stocker. Je me souviens très bien de Denis Podalydès dans la formidable mise en scène de Catherine Hiegel, la seule produite depuis mon arrivée au Français. Je l’avais trouvé très convaincant, et entendait merveilleusement bien le texte. J’aimerais beaucoup voir une captation de la mise en scène de Roger Planchon au Théâtre National Populaire en 1986, avec Michel Serrault et Annie Girardot. Gérard Giroudon m’avait beaucoup parlé de son Harpagon dans la mise en scène d’Andrei Serban, avant mon arrivée dans la Troupe. Pour reprendre l’idée du « code génétique », il y a, par rapport aux pièces de Molière, au sein de cette maison, quelque chose qui relève du « familial » : nous avons l’héritage de Michel Aumont, de Gérard Giroudon, de Denis Podalydès, autant d’Harpagon qui ont marqué l’histoire de la maison des cinquante dernières années ? Je dirais que, m’inscrivant dans la continuité de cette histoire, j’aimerais préparer mon rôle en observant avec précision ce que mes prédécesseurs ont fait pour essayer de faire quelque chose de différent. L’idée de la filiation n’est valable, à mon avis, que si l’on explore de nouveaux territoires ; c’est bien pour cela que la Comédie-Française est toujours debout ! Vouloir interpréter Harpagon aujourd’hui comme les trois acteurs que je viens de citer n’a en soi aucun intérêt, en dépit de leur immense talent. Le théâtre n’est pas un musée. Chaque interprète a un corps, un jeu qui lui sont propres. Vitez avait l’habitude de répondre à ses élèves, quand ils lui avouaient ne pas savoir très bien comment aborder un rôle : « Moi, je viens de l’école de Balachova, qui disait : si tu dois interpréter tel personnage, eh bien, ce personnage c’est toi. » Cela m’aide pour tous les rôles que j’aborde. Rien ne sert d’aller cherche midi à quatorze heures quand on prépare Figaro ou Arturo Ui, puisqu’au final, ils seront « toi ». Je me débarrasse ainsi de l’angoisse de savoir si je « suis » le rôle.

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  • Laurent Muhleisen. Les « grands rôles » que vous avez interprétés au sein de la Troupe constituent-ils un socle pour aborder le personnage d’Harpagon?

Laurent Stocker. Il ne s’agit évidemment jamais de refaire la même chose, mais je crois qu’on est rempli de tout ce qu’on a fait auparavant, que ce soit dans la vie ou dans nos rôles. C’est en tout cas comme cela que je travaille. Chaque rôle peut être une sorte de strate, et je vois bien ce qu’il y a d’Arturo Ui dans Harpagon, cette avarice, cette âpreté au gain radicale jusque dans ses côtés les plus affables, les plus mielleux. Mais si Arturo et Figaro seront convoqués, il ne restera, à la fin, qu’Harpagon ! Lilo Baur situe l’action dans le monde des banquiers suisses. Je n’en connais aucun mais je trouve cette idée inspirante. Si Molière ne pas dit quel est le métier d’Harpagon, on sait en revanche qu’il pratique l’usure, et qu’il s’y connait très bien en taux d’intérêt !

  • Laurent Muhleisen. Est-il plus facile d’apprendre du Molière en vers plutôt qu’en prose comme c’est le cas pour L’Avare ?

Laurent Stocker. Oui ! La langue de Molière – même si à la Comédie-Française on a l’habitude de la jouer et je l’ai moi-même fait un certain nombre de fois – est plus musicale, plus architecturée lorsqu’elle est en vers. Apprendre la prose du XVIIe siècle – avec ses particularités liées au sens des mots et à la façon de les prononcer, sujettes à maintes évolutions au fil du temps – sans la cadence et le rythme propres aux vers est très difficile. Il faut pouvoir retenir et faire comprendre certaines structures grammaticales, ou des expressions désuètes comme « Ne bougez, je reviens tout à l’heure » par exemple, tout en faisant ressortir, justement, la beauté de cet aspect désuet. Mais nous avons tous une sorte de deuxième langue, une sorte d’héritage ou de résidu de nos lectures de collégien, qui nous relie à cet état de la langue et nous aide à comprendre même ce qui ne se dit plus de la même façon. Il n’en reste pas moins que la prose de Molière a du mal à rester dans ma mémoire ! Si les vers de Molière sont faciles à apprendre, je peux vous assurer que je connais tous les rôles de Tartuffe par cœur, les vers de Racine me donnent beaucoup de fil à retordre.

  • Laurent Muhleisen. Au gré du travail d’apprentissage du rôle, quelles impressions le personnage d’Harpagon produit-il en vous ?

Laurent Stocker. On perçoit les prémices d’Argan du Malade imaginaire. Sujet à une fluxion de poitrine qui finira par l’emporter en 1673, Molière l’évoque déjà dans L’Avare [pièce créée en 1668]. L’omniprésence de la figure paternelle dans ses pièces résulte probablement de la perte de sa mère à l’âge de 10 ans. Par ailleurs, les biographes s’accordent à dire que son père était usurier à ses heures perdues et a dû inspirer le personnage d’Harpagon. D’un point de vue plus psychanalytique, cet avare me semble très ambigu. Il ne cesse de clamer haut et fort qu’il a enterré de l’argent dans son jardin, comme s’il voulait, inconsciemment, qu’on le volât. Par certains aspects, il me fait penser aux grands joueurs qui hantent les casinos ; en réalité, ils n’y vont pas pour gagner, mais pour perdre. Au fond, peut-être Harpagon n’en peut-il plus de la vie qu’il mène, ne sait-il plus quoi faire de tout son argent – lui qui, paradoxalement, se méfie des banques ! Un ami psychiatre m’a expliqué que les avares ont coutume de se montrer très généreux envers eux-mêmes et de priver les autres. Si Harpagon s’achète de beaux vêtements et pratique un loisir onéreux comme le golf, il ne fait aucune dépense importante pour les membres de sa famille et encore moins pour ses domestiques à qui il oublie de verser les étrennes. À l’exception de Mariane, de vingt ans sa cadette, qu’il projette d’épouser, les bons sentiments ne sont pas sa spécialité. Il ne montre aucune marque d’affection envers ses enfants et la seule fois qu’il touche son fils c’est pour le frapper.

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  • Laurent Muhleisen. Comme définiriez-vous Harpagon ?

Laurent Stocker. Nerveux et calme à la fois, ce voyou en col blanc ne peut pas s’empêcher de s’approprier des choses qui ne lui appartiennent pas. Pour rendre toutes les couleurs de sa personnalité, il faut donner une complexité au travers d’une nature humaine qui paraît presque manichéenne. Harpagon est veuf, il a substitué à l’amour de sa femme celui de l’argent, c’est un amour total. Tout son univers est organisé autour de cette obsession, et comme tous les gens très riches, il a autour de lui toute une cour qui le conforte dans ce qu’il veut entendre. Ce qui génère le comique est contenu dans le texte lui-même.

Entretien réalisé en 2022 par Laurent Muhleisen.
Conseiller littéraire de la Comédie-Française

Photos © Brigitte Enguérand

Article publié le 05 septembre 2024
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