Entretiens

« Rien ne s’oppose à la nuit – fragments – » d’après Delphine de Vigan adaptation Delphine de Vigan et Elsa Lepoivre mise en scène Fabien Gorgeart du 22 septembre au 6 novembre 2022 Studio-Théâtre

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Delphine de Vigan, texte et adaptation

Jusqu’ici j’ai toujours refusé que Rien ne s’oppose à la nuit soit adapté. Je ne pouvais pas imaginer de voir incarner les personnages du roman, ni au cinéma ni au théâtre. Ces personnages inspirés de ma famille – ma mère en premier lieu – sont trop intimement liés à mon enfance, à mon histoire. Ce sont des personnages à part entière pourtant, qui ont pris forme dans l’écriture elle-même, mais que je ne peux, encore aujourd’hui, dissocier de leurs modèles. En outre, j’entretiens avec ce livre un lien fébrile, viscéral, à cause du geste qui l’a engendré, inconscient et impérieux, et du retentissement que celui-ci a eu dans ma vie. Un lien ambivalent, de paix et de rejet mêlés.

Lorsque Elsa Lepoivre m’a contactée, ma première pensée a été : comment dire non et trouver les mots pour l’expliquer. Puis j’ai senti son amour du texte, son enthousiasme, la finesse de sa lecture, et compris qu’elle entrevoyait une forme particulière, qu’elle porterait seule sur scène. J’ai pensé non mais j’ai dit oui, parce que c’était elle, parce que c’était le bon moment. Parce qu’elle pensait déjà à Fabien Gorgeart, dont j’avais beaucoup aimé la mise en scène de Stallone.

Ensuite il a fallu passer des 500 pages du roman aux 50 qui seront jouées.
Faire des choix, trouver un axe, une direction. Nous sommes arrivées ensemble à ces Fragments. Il a fallu parfois négocier, argumenter, batailler, Elsa me poussant sans cesse dans mes retranchements ou me délogeant de mon abri. Elsa m’obligeant de nouveau à assumer ce texte, la violence et l’amour qu’il contient.


Elsa Lepoivre, adaptation et jeu

  • Laurent Muhleisen. Comment est né votre désir de porter à la scène Rien ne s’oppose à la nuit de Delphine de Vigan ?

Elsa Lepoivre. C’est par le biais de Juliette Heymann, réalisatrice à Radio France, que j’ai découvert, puis lu ce roman. Elle en a signé, il y a quelques années, une adaptation radiophonique sous forme de feuilleton, où j’incarnais la narratrice. Comme toutes les personnes ayant participé à ce projet diffusé sur France Culture, j’ai eu un véritable choc, qui reflète sans doute celui ressenti par toutes les personnes ayant lu ce livre qui aborde des sujets auxquels nous avons tous, à des degrés divers, été confrontés dans nos familles. J’ai pour ma part une famille qui, comme les autres, a connu ses déboires, mais ce qui surprend chez Delphine de Vigan, c’est une sorte de loi des séries, une suite d’événements tragiques qui finissent par se percuter les uns les autres produisant presque un sentiment d’étouffement. L’écriture même du roman est motivée par la figure de la mère, le drame de la relation d’une petite fille, puis d’une femme, avec une mère en souffrance ; cette souffrance est entrée en résonance avec certaines situations, certes différentes, que j’ai connues, si bien que ce texte a touché chez moi des points sensibles, que j’y ai trouvé une vérité que j’ai pu faire mienne. Delphine raconte cette histoire d’une façon si simple, si sincère, si directe qu’elle éclairait des émotions que je ressentais moi-même. C’était une sorte d’effet de miroir

  • Laurent Muhleisen. À partir d’une écriture dictée par une histoire aussi personnelle, aussi intime, aussi viscéralement attachée à son autrice, comment travaille-t-on son jeu ? Doit-on s’efforcer de construire une relation particulière avec lui ? Comment s’approprie-t-on un tel rôle ?

Elsa Lepoivre. La force du roman de Delphine de Vigan réside dans cette prise de parole en tant qu’autrice, dans le fait de parler d’elle à la première personne. Je sais que ce qui lui importe, c’est le fait que la littérature, dans son livre, fasse barrage, génère la distance nécessaire pour pouvoir aborder des sujets aussi sensibles et personnels. En tant que comédienne censée incarner cette parole-là, je vais suivre en quelque sorte le même processus : être un véhicule. Cela est vrai pour l’incarnation d’un tel rôle comme ça l’est pour l’existence palpable d’un livre. Je deviens un personnage, Delphine de Vigan, l’autrice de ce livre, et j’aurai pour moi l’adresse au public, la scène, qui me permettront ce décalage nécessaire à l’incarnation. Pour Delphine de Vigan, il est provoqué par la littérature, et pour moi par le plateau. La volonté, la nécessité de « dire » passe chez elle par les mots écrits, et chez moi par les mots prononcés.

  • Laurent Muhleisen. Est-ce que le fait de connaître, dans la « vraie vie », le personnage qu’on incarne change quelque chose dans ce processus ?

Elsa Lepoivre. Ce qui m’a profondément émue, quand nous avons eu nos petits « bras de fer » pour construire cette adaptation – qui n’est qu’un fragment du roman – c’est que je savais, en travaillant avec elle, à quel point ce livre a été important dans sa vie, non seulement par rapport à son écriture, mais dans les répercussions qu’il a pu avoir à la fois sur le public et dans ses relations familiales. Nous avons par exemple beaucoup discuté de la manière d’aborder la question de l’inceste, qui n’est pas – je le pense comme elle – le sujet du livre, mais qui n’en est pas moins clairement formulée, sinon centrale. Delphine craignait l’effet de bombe d’une telle parole ; pourtant, la bombe avait déjà été lancée il y a onze ans, lorsque le roman a paru ! Elle y pratique beaucoup ce qu’elle appelle les « errances narratives » ; elle se remet constamment en question, s’interroge sur le sens de sa démarche – formule le doute avec à la fois une très grande pudeur, et une grande force. Ce contraste en elle me touche énormément, et j’espère pouvoir le « raconter » dans le spectacle. Ce sera mon premier « seule-en-scène » et, pour me donner du courage, je me dis que je ne le fais pas pour moi, mais pour elle !

Le livre est constitué de deux parties : l’enfance de cette femme, Lucile, jusqu’à la naissance de sa fille Delphine, et sa vie d’adulte confrontée à la déchéance. Nous avons choisi de nous en tenir à la première partie. Et j’ai promis à l’autrice de faire preuve d’une certaine délicatesse ; je ne suis pas là pour provoquer, et rien dans le livre n’y invite d’ailleurs ; ce sera une parole d’actrice explorant l’intimité des choses. Nous ne serons pas dans une forme réaliste, mais dans l’espace mental de cette femme, à travers moi. La forme théâtrale elle-même, le « seule-enscène », préviendra toute tentation de voyeurisme, mettra de la distance. Je crois que c’est pour cela que Delphine de Vigan a accepté la proposition de ce spectacle, à ses yeux sans doute la plus « digeste », la plus facile à accompagner et, je l’espère, à voir. Il y a entre nous du respect et de l’admiration. Elle nous montre dans son livre ses points de fragilité, de béance, là où elle avance sans filet ; l’interprète que je suis, en incarnant cette parole tentera de saisir cette fébrilité-là, mais mon élan ne partira pas d’elle, ne la restituera pas, il cherchera plutôt à la transformer, à la restituer à ma manière.

  • Laurent Muhleisen. En lisant le roman, on est souvent saisi par ce qui affleure d’inconscient dans le récit. Cela ne vous fait pas peur de risquer d’y être confrontée, en tant qu’actrice ?

Elsa Lepoivre. Tous les rôles ont des zones d’ombre, peuvent réveiller des choses enfouies qui, parfois, se révèlent vertigineuses. Dans Les Trois Sœurs, j’ai été confrontée à cela, à la question du père décédé, dans Lucrèce Borgia, à celle de la maternité, et je ne parle par des Damnés qui, en la matière, cumule les sujets. C’est cette exploration-là qui m’intéresse dans l’interprétation, dans le jeu d’actrice ; je n’en ai pas peur, même si ici je suis face à un sujet qui me touche particulièrement. Derrière mon personnage parlant de sa mère, je vais immanquablement livrer des choses personnelles, mais j’ai cette joie du métier que j’ai la chance de faire ; elle ressemble au moteur et à l’énergie de ce livre. Quand on aborde un sujet, c’est cet élan, ce travail de construction du jeu, du rôle, cette quête qui fait que, plus on va loin dans l’exploration des choses – plus on les remue, on les creuse pour essayer de les comprendre et de les mettre en lumière – plus on s’en libère. Cette forme de libération est exaltante puisqu’on la partage avec le public. La scène permet de « transmettre en direct ». J’ai confiance ; sans doute le processus de travail nous fera traverser des moments douloureux, mais en m’efforçant de livrer cette parole de la façon la plus honnête, la plus directe possible, je souhaite rendre au public l’émotion que j’ai ressentie en lisant le livre, de la façon la plus intime et la plus dense. La scène m’en fournira le tremplin, le socle.

  • Laurent Muhleisen. Quel rôle va jouer Fabien Gorgeart dans ce processus de travail ?

Elsa Lepoivre. Connaissant les films de Fabien Gorgeart – ses deux longs métrages notamment – je sais qu’il aime et qu’il sait aborder ce genre de thèmes, et j’ai confiance en sa capacité et en son désir de livrer les choses de manière simple, directe et pleine ; de respecter la pudeur de ce livre. Son regard sera là pour m’aider rythmiquement. J’aurai la palette des couleurs, et lui donnera ses coups de pinceau. Il me permettra de trouver la distance nécessaire par rapport à ce qu’il faudra montrer, ne pas montrer, les endroits où il faudra éviter de « déborder ». Comme tout bon metteur en scène, il sera à la fois une sorte de baromètre et de chef d’orchestre ; il observera et proposera. Nous avons évoqué avec lui l’idée d’un écran blanc qui sera comme une sorte d’espace mental sur lequel seront projetés – peut-être, c’est une intuition – du texte et des diapositives. Le travail sur les lumières me permettra d’être tantôt dans l’ombre, tantôt éclairée. Tout sera au service du récit.

  • Laurent Muhleisen. À propos de palette de couleurs : le roman et l’adaptation pour le Studio-Théâtre conservent, en ouverture, une formidable citation de Pierre Soulages évoquant la « lumière secrète venue du noir ». Inspirera-t-elle, d’une certaine façon, le spectacle ?

Elsa Lepoivre. Cette citation est magistrale et constitue le socle, le cœur, à la fois du roman et de notre travail. Elle a sans doute été un repère constant pour Delphine dans le processus d’écriture. C’est cette parole libérée qui permet à la lumière d’advenir, parce qu’on se libère alors également des fantômes, des douleurs, des peurs, des regrets, en les partageant. C’est la force de nos arts, que ce soit l’écriture, le théâtre, le cinéma. C’est cette libération qui rend les sujets universels, et supportables ! Faire face au mystère : par exemple, celui généré par la beauté stupéfiante de Lucile, dont Delphine parle souvent dans le livre. Beauté qui crée une admiration, une fascination, en même temps qu’une fêlure. Désir absolu de l’atteindre, de la comprendre, et douleur que cela engendre, car c’est impossible… C’est un des aspects absolument bouleversant de Rien ne s’oppose à la nuit. La citation de Soulages résonne également par rapport à ces « ondes sismiques » dont parle l’autrice, ces ondes souterraines de la mort quand elle frappe, et la façon dont les familles sont traversées par elles, qui agissent en silence ; des générations et des générations peuvent ainsi être marquées par des deuils non digérés. Mais je vois bien qu’aborder des sujets aussi durs convoque à chaque fois, dans mon jeu d’actrice, un grand élan de vie. En jouant, on remet de la lumière, de l’air, on fait que les choses se remettent à circuler. Cela me fascine.

Propos recueillis par Laurent Muhleisen, conseiller littéraire de la Comédie-Française


Fabien Gorgeart, mise en scène

  • Oscar Héliani. Comment avez-vous été associé à ce projet ?

Fabien Gorgeart. C’est Elsa qui me l’a proposé. Depuis un rendez-vous raté sur mon premier film, nous avions le désir de travailler ensemble. Une rencontre prévue initialement au cinéma s’est déplacée au théâtre. La seule perspective de travailler avec elle justifiait pour moi l’envie forte de me lancer dans cette aventure même si – et le hasard fait bien les choses parfois – j’avais entamé une collaboration avec Delphine de Vigan sur son roman Les Gratitudes que j’adapte en spectacle pour la saison 2023/2024. Même si la transposition du roman vers la scène n’était pas évidente pour Rien ne s’oppose à la nuit, nous nous sommes mis d’accord, Delphine, Elsa et moi sur la manière d’en tirer une substance théâtrale. C’est une expérience profondément enrichissante que d’assister, de manière très privilégiée j’en suis conscient, au moment où l’autrice se prend au jeu de redécouvrir son propre roman à travers le processus d’adaptation accompli avec Elsa. Au-delà de partager le choc que nous avons ressenti avec Elsa et beaucoup d’autres à la lecture du roman, il y a une accumulation de circonstances qui rend ce projet si essentiel pour nous trois.

  • Oscar Héliani. Que peut apporter le regard d'un homme (de théâtre et de cinéma) sur une histoire de femmes : une comédienne qui délivre le récit d'une autrice qui raconte l'histoire de sa mère ?

Fabien Gorgeart. Dans mes deux premiers long métrages Diane a les épaules avec Clotilde Hesme, La Vraie Famille avec Mélanie Thierry et pour ma première mise en scène de théâtre Stallone avec Clotilde Hesme, je me suis autorisé à épouser des personnages principaux qui ont des problématiques très féminines telles que la maternité ou la grossesse sans pour autant poser un regard d’observateur de l’autre sexe. J’ai simplement voulu plonger corps et âme avec elles, dans leur parcours émotionnel en occultant la question du genre. Je me sens ainsi plus libre de me laisser surprendre par l’apport de la création et de la fiction aux personnages, à l’écriture et au sens. À travers les mots de Delphine, la parole et le corps d’Elsa, je dois avant tout me projeter le plus librement possible dans cette proposition sans y ajouter le filtre de mon regard d’homme. Il est question de projections en série. Delphine se projette à la place de sa mère. Elsa se projette à la place de Delphine pour nous restituer ce que l’autrice a vécu à travers cette expérience littéraire vertigineuse : comprendre la maladie mentale de sa mère en essayant de trouver comment elle est née au sein de son récit familial. Mon rôle est de veiller à garder une dimension « spectaculaire » à cette démarche ; je veux dire que notre proposition mérite d’être montrée sur une scène de théâtre. Cette histoire, aussi singulière et personnelle soit-elle, doit garder une portée universelle. Delphine l’a parfaitement réussi dans le roman et mon rôle est de m’en assurer sur scène.

  • Oscar Héliani. Dans un récit naviguant sans cesse entre fiction et réalité, comment définiriez-vous les grands axes de votre mise en scène ?

Fabien Gorgeart. Le texte porte la voix d’une autrice qui cherche à comprendre son histoire familiale, en se perdant ellemême entre les récits qu’elle s’en fait (la fiction) et les effets ressentis lorsque l’on se plonge dans ses propres histoires (la réalité). Le dispositif « seule-en-scène » induit surtout un accompagnement de la comédienne. Le jeu d’Elsa donnera à voir un parcours émotionnel, celui de montrer combien il en coûte à quelqu’un de chercher la vérité. Son interprétation s’en trouvera « gangrénée ». Plus on se rapproche de la vérité et plus on s’y brûle… Comprendre d’où vient la folie c’est possiblement s’y exposer soi-même.

  • Oscar Héliani. Comment la scénographie et votre direction vont-elles en rendre compte sur le plateau ?

Fabien Gorgeart. Le dispositif scénographique simple et épuré suggère que l’autrice se projette à la fois dans son espace mental – puisqu’elle témoigne de sa pensée – et dans un espace de travail autrement dit l’endroit où elle se projette dans les archives familiales pour nous les restituer. Nous montrerons aussi bien l’outil de travail, autrement dit la pensée, que le résultat de son travail et ce par la projection fragmentée de mots et d’archives constituées de diapositives ou de bobines de films de famille.

Propos recueillis par Oscar Héliani

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Photos © Brigitte Enguérand

Article publié le 05 juillet 2022
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Rien ne s’oppose à la nuit – fragments –

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