Habiter le temps

« Habiter le temps » de Rasmus Lindberg mise en scène Leah Lapiower 13 et 15 juillet à 16h au Théâtre du Vieux-Colombier

Fondée en 2009, l’académie de la Comédie-Française accueille chaque saison des jeunes diplômés des grandes écoles supérieures d’art ; chaque promotion compte habituellement trois comédiennes et trois comédiens et, depuis 2015, trois autres artistes spécialisés dans la mise en scène-dramaturgie, la scénographie et le costume. Ils poursuivent leur formation onze mois durant au coeur de la Maison : ils participent ainsi à sa vie foisonnante, mettant à l’épreuve de la scène la somme des acquis théoriques et esthétiques reçus dans leurs écoles.
Véritable bain de réalité, l’Académie leur offre une expérience pratique unique au côté de la Troupe, partagée entre le plateau, les ateliers de décors ou de costumes, les autres services, ainsi que les metteurs en scène invités et leurs collaborateurs artistiques. Cette année leur permet également d’acquérir, grâce aux enseignements dispensés en son sein par l’ICD, International Business School du groupe IGS, une certification « développement de projets artistiques et culturels ».
Parallèlement, les jeunes artistes de l’Académie peuvent prendre en charge une ou plusieurs cartes blanches, présentées aux membres de la Maison. En fin de saison, l’ ensemble de la promotion présente une pièce travaillée tout au long de leur année à L’Académie, en public au Théâtre du Vieux-Colombier ou au Studio-Théâtre.

Compte tenu de la particularité de la saison 2019-2020, nous avons proposé aux artistes de cette promotion de poursuivre une année supplémentaire au sein de la Comédie-Française. Certains ont donc été de nouveau parmi nous cette saison. Nous présentons ainsi en ce mois de juillet 2021 deux spectacles de sortie, Le roi s’amuse par la promotion 2019-2020 et Habiter le temps par la promotion 2020-2021.


Habiter le temps
de Rasmus Lindberg
par la promotion 2020-2021 de l’académie de la Comédie-Française
Salomé Benchimol, Clémentine Billy, Antoine de Foucauld, Chloé Ploton, Camille Seitz et Nicolas Verdier,
Leah Lapiower, Chloé Bellemère, Claire Fayel.

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RENCONTRE AVEC LEAH LAPIOWER MISE EN SCÈNE

  • Laurent Muhleisen. Pour ton spectacle de fin d’année – qui vient clore ton parcours de metteuse en scène-dramaturge au sein de l’académie de la Comédie-Française – tu as choisi de travailler sur un texte de Rasmus Lindberg, un auteur suédois. Jusqu’ici, tu n’avais mis en scène que tes propres textes. Comment as-tu abordé cette mutation ?

Leah Lapiower. Effectivement, je n’avais jamais monté de textes qui n’étaient pas de moi. J’ai appris sur le tas, ici, ce qu’on appelle véritablement la dramaturgie et, ce faisant, j’ai découvert une autre façon d’écrire. Lorsqu’on met en scène un texte qui n’est pas de soi, on fait l’expérience d’une altérité ; on est confronté à une forme d’écriture, sensible, au plateau, à partir de vérités à l’oeuvre dans le texte. La mise en scène révèle des sens, elle ne les révèle pas tous, il ne s’agit pas de mettre de la dynamite dans un fleuve pour faire remonter tous les poissons, mais d’en pêcher certains, plus précieux à notre sensibilité, et je me prends vraiment au jeu. Je conviens que, pour une première expérience de travail sur un texte qui n’est pas de moi, j’en ai choisi un particulièrement épineux.

  • Laurent Muhleisen. Justement, qu’est-ce qui t’a séduit dans la dramaturgie de ce texte en particulier ?

Leah Lapiower. La pièce traite du temps – en ce qu’il constitue l’homme, dans son rapport à la mémoire (ce qui passe et ce qui demeure) – mais aussi du temps comme matière physique. Rasmus Lindberg a beaucoup travaillé à partir de la physique quantique et sur le temps relatif. Avant ce spectacle j’avais écrit et monté une pièce sur l’éternel retour. J’ai donc d’abord choisi ce texte par affinités personnelles. On peut comprendre ce titre Habiter le temps au sens métaphorique bien sûr, mais aussi littéral : ici les corps des acteurs habitent le temps. Un temps relatif. On aborde le texte comme une partition physique avec des suspens, des ralentis, des accélérés. Et plus on avance dans la pièce, plus les acteurs sont prisonniers de cet espace-temps. La pièce se passe à trois époques différentes et concerne trois générations dans le même espace, qui ne se voient pas mais s’influencent, se déterminent les unes les autres. C’est une forme très moderne qui nous parle fortement aujourd’hui. Cette narration complexe, non linéaire, mêlée, propose au spectateur un travail, cognitif, de reconstitution. D’ailleurs, la pièce est un thriller et c’est le même mécanisme à l’œuvre que dans beaucoup de séries actuelles, où la narration est si tressée, parfois contradictoire, que le spectateur est actif, incité à dénouer et renouer les fils de cette histoire.

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  • Laurent Muhleisen. Le texte de Rasmus Lindberg est souvent « en creux », et la forme du thriller fait que les choses n’y sont dévoilées qu’avec parcimonie, au fur et à mesure. Ainsi, la mise en scène donne parfois à voir ce qui n’est pas forcément dit. As-tu été amenée à développer une « grammaire » des corps et des gestes dans ton travail, offrant un contrepoint à une parole parfois erratique ?

Leah Lapiower. Une des premières conversations que j’ai eues avec la traductrice de Rasmus, Marianne Ségol-Samoy, m’a donné une clé fondamentale : bien que le texte soit une saga familiale avec une dimension psychologique, une autre histoire que celle de l’intime s’y raconte : une mécanique à mettre en marche, de causes et d’effets, presque inéluctables. Il faut faire tourner cette grande horloge, je l’ai pensée comme un grand cadran avec, à l’intérieur, tout un tas de rouages, de plus en plus petits ; trouver comment les corps sont mus les uns par les autres et donc ne pas s’en tenir à l’expression du particulier de cette famille. Il ne faut cependant pas oublier de rendre compte aussi du plus tendre de l’émotion, du rapport au souvenir, au deuil, à la finitude. Il est vrai que je raconte une autre histoire sous cette histoire ; elle y est comprise, mais tient aussi à mon regard.

  • Laurent Muhleisen. Peux-tu en dire deux mots ?

Leah Lapiower. La mort, disons, est un des points d’entrée dans le texte. Ne serait-ce que parce qu’une partie au moins des protagonistes sont morts, mais peut-être tous, cela dépend du point de vue où l’on se place, dans le temps, pour observer. Ensuite, la question de la pulsion de mort – et notamment du suicide – est à l’origine du noeud familial. Je travaille beaucoup sur l’absence, et sur cette appétence des âmes à se rencontrer tout en affrontant une permanente impossibilité à se rejoindre complètement : c’est mon axe principal. Tous les acteurs sont au plateau et puis, tout à coup, par un jeu d’éclipse, l’un ou l’autre disparaît, et je travaille à rendre encore matérielle la trace de ce ou ces corps, la matière de l’absence. Voilà l’une des histoires qu’on raconte « en-dessous », ces corps qui persistent par notre désir ou s’oublient par notre déni.

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  • Laurent Muhleisen. Comment s’invente la scénographie, le décor, les costumes d’un projet comme celui-ci ? On traverse un espace sur une centaine d’années, peuplé de personnages qui ne vivent pas à la même époque.

Leah Lapiower. Le processus a été passionnant. Chloé Bellemère, qui signe la scénographie, et moi ne nous sommes pas « trouvées » tout de suite ; or, depuis que c’est le cas, tout est devenu d’une limpidité et d’une force qui me bouleversent à chaque fois. Ce que je voulais, au début, c’était éviter l’effet « maison de poupée ». Je ne voulais pas une maison réaliste avec une accumulation de traces des années 1920, 1970 ou 2000. Lors de notre rencontre, Marianne Ségol-Samoy disait « c’est presque un texte que l’on pourrait monter comme le film Dogville de Lars von Trier ». J’ai été tentée par ça, puisque dans cette idée de mécanique humaine les objets, fonctionnels, particularisés, me semblaient anecdotiques et je voulais un décor symboliste. Mais Chloé Bellemère m’a fait comprendre qu’un décor trop abstrait s’épuiserait vite face à ce texte. Nous avons finalement trouvé un parfait entre-deux. Le décor est immergé, comme s’il avait coulé. On a une armoire – et c’est une véritable armoire familiale, très belle – mais elle est à-demi enfoncée dans le sol. Et le lieu de la rencontre est vraiment là : entre symbolisme et réalisme. Le décor proposé par Chloé a une charge métaphysique et symboliste tout en étant ancré dans une poésie concrète de la mémoire. Tout le décor tient dans cette idée forte, comme nous l’a dit Éric Ruf : « le temps submerge toutes choses ». Quand on est assis dans le public, c’est ce que l’on voit. Claire Fayel, qui conçoit les costumes, a choisi de travailler, face à ces mêmes questions, sur des costumes conformes aux époques, mais sans surligner leur historicité, en restant sobre et en cherchant des points de correspondance, des rappels, entre chacune des générations.

  • Laurent Muhleisen. Par bonheur, la distribution correspond au nombre d’acteurs que tu as à ta disposition. Comment s’est faite la rencontre entre les acteurs et les rôles ?

Leah Lapiower. Elle est en train de se faire. Les acteurs qui incarnent les grands-parents – autrement dit le père et la mère de la première génération, à l’origine du drame – ont le parcours le plus clair, parce que, justement, ils vivent ce drame, alors que les deux générations suivantes sont porteuses de la mémoire et du récit (erratique) du drame. Ils sont les héritiers de cette première génération ; il y a donc une autre recherche d’acteur à faire. Ils sont davantage responsables de la totalité de la narration, alors que la première génération est avant tout responsable d’elle-même.

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  • Laurent Muhleisen. Bien que déterminée par cet héritage, cette transmission presque génétique de la catastrophe originelle, ils sont pourtant, dans une forme de méconnaissance de ce qui leur arrive. Il est d’autant plus difficile de surmonter une épreuve qu’on ne parvient à en cerner les tenants et les aboutissants…

Oui, et c’est tout l’intérêt : les gens du futur sont déterminés par ceux du passé, mais ceux du passé le sont aussi par ceux du futur. La pièce ne se résout pas dans l’idée que certains ne seraient que les souvenirs des autres ou que ceux du futur ne seraient que des projections mentales du passé. On a vraiment cette sensation d’espaces-temps parallèles qui s’influencent sans cesse. Ce n’est donc pas un parcours classique pour les acteurs. Entre fantômes, projections, déjà-vus, prémonitions et souvenirs, ils doivent sans cesse choisir mais sans jamais trancher !

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Entretien réalisé par Laurent Muhleisen
Conseiller littéraire de la Comédie-Française

SUR LA SCÉNOGRAPHIE PAR CHLOÉ BELLEMÈRE

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  • Croquis de la scénographie

Un parquet scandinave marqué des pas d’antan,
des talons de la mère à la plaie à vif de l’accident.

Des meubles en bois massif, lourds des secrets de famille,
glissent, coulent, chutent progressivement dans l’abîme du temps.

Un voile de l’au-delà à la noirceur infinie
appelle et attire constamment celle, qui submergée, cédera.

Et dans cet intérieur chaotique, les corps fiévreux et les âmes tourmentées,
habitent et transcendent l’espace et le temps.

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  • Croquis de la scénographie

SUR LES COSTUMES PAR CLAIRE FAYEL

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  • Croquis des costumes

Les costumes inscrivent les corps dans les différentes temporalités de la pièce, tout en étant pensés pour s’accorder et se répondre les uns avec les autres. Par des similitudes de coupes, de matières, et des rapprochements colorés, apparaissent en surimpression les liens de filiations, les héritages et les persistances entre ces différentes générations, rapprochant un personnage d’un autre ou au contraire l’inscrivant en rupture.

Les attitudes, angoisses et personnalités des personnages ont inspiré des silhouettes très distinctes, il est cependant important que ces six costumes en permanence en présence dans ce huis clos puissent coexister sans se nuire.

Un travail d’ensemble leur permet de s’harmoniser mutuellement pour exister dans une même écriture, tout en affirmant chaque couple dans son époque respective et chaque individualité dans son histoire personnelle.

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  • Croquis des costumes

Photos © Chloé Bellemère

Article publié le 13 juillet 2021
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Académie

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