La sexualité adolescente dans le répertoire théâtral

« L'Éveil du printemps » de Frank Wedekind. Mise en scène Clément Hervieu-Léger. Du 14 avril au 8 juillet 2018, Salle Richelieu.

Éveil des sens, du désir, sexualité adolescente, onanisme, homosexualité, la pièce de Frank Wedekind aborde une thématique rare dans le répertoire théâtral. La sexualité naissante et son cortège d’angoisses qu’un système d’éducation en faillite, tant scolaire que familiale, ne peut désamorcer, n’ont jamais été présentés par ce répertoire avec autant d’acuité. Écrite en 1891 puis créée à Berlin en 1906 par Max Reinhardt, la pièce déclenche l’opprobre de la société prussienne de l’époque qui n’y voit que pure pornographie, ce qui lui vaut d’être largement censurée à la création. Cette oeuvre ne trouve guère que Sigmund Freud pour la louer au milieu du déluge d’insultes qu’elle provoque.

Sources possibles d’un texte précurseur

Les théâtres de Shakespeare et de Goethe semblent offrir quelques précédents au groupe de jeunes en quête d’eux mêmes, décrit par Wedekind. Roméo et Juliette (1596- 1597) en particulier prend pour héros deux jeunes gens qui s’aiment pour la première fois.

On y trouve nombre de thèmes qui seront évoqués par Wedekind, avec notamment chez Juliette, la force d’un désir qui outrepasse les convenances sociales (Volontiers je voudrais observer les convenances, volontiers, volontiers nier / Ce que j’ai dit, mais adieu, bonnes manières. Juliette, Acte II, scène 1), le deuil de la chasteté (Viens, nuit austère, / Matrone aux vêtements discrets, tout en noir, / Et apprends-moi à perdre une partie gagnante, / Où se jouent deux virginités sans tache. Juliette, Acte III, scène 2), ainsi que le suicide, ou encore la violence des rapports générationnels, confrontant les aspirations de jeunes gens aux querelles des anciens.

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  • Roméo (Jérémy Lopez) et Juliette (Suliane Brahim) dans Roméo et Juliette, mise en scène d’Éric Ruf, 2015 © Vincent Pontet, coll. Comédie-Française

Othello (1604) est une autre source manifeste de la pièce de Wedekind : Jeannot Rilow (Acte II, scène 3) invoque la figure de Desdémone, transfigurée tour à tour sous les traits de Psyché, Io, Galathée, l’Amour, Ada, Léda, Lorelei… un harem d’imageries que l’adolescent conserve pieusement dans son coffre d’enfant et sur lequel il projette ses fantasmes. La Desdémone de Shakespeare, incarnation de la féminité adulte, a assumé son désir et épousé le Maure, mais comme Wendla, elle est « morte » aux yeux de son père pour s’être livrée :

BRABANTIO : Ma fille, oh ! ma fille !
TOUS : Morte ?
BRABANTIO : Oui, pour moi.On me l’a abusée, volée et corrompue,
Par des charmes et des philtres, achetés à des saltimbanques,
Car, que la nature s’égare aussi absurdement,
Sans sorcellerie elle ne le pourrait pas.
(Acte I, scène 3)

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  • Anonyme.Le meurtre de Desdémone par Othello, interprété par Talma, gouache et crayon sur papier, 1825 © Patrick Lorette, coll. Comédie-Française
  • Othello (Bakary Sangaré) et Desdémone (Elsa Lepoivre) dans Othello, mise en scène de Léonie Simaga, 2014 © Brigitte Enguérand, coll. Comédie-Française

Faust de Goethe pourrait être une autre source d’inspiration de Wedekind, en particulier à travers le personnage de Marguerite, image de la jeunesse, de l’innocence, de la pureté, de la dévotion, convoitée et perdue par Faust (« Comment pouvais-je donc médire si hardiment quand une pauvre fille avait le malheur de faillir ?[…] et je me signais, et je faisais la fière, et me voici moi-même livrée au péché ! Et pourtant, tout ce qui m’y entraîna était si bon, hélas ! était si doux ! » Marguerite, première partie, Au lavoir ).

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  • Marguerite (Anna Cervinka) et Faust (Laurent Natrella) dans Faust de Goethe, Adaptation et mise en scène de Valentine Losseau et Raphaël Navarro, 2018 © Vincent Pontet, coll. Comédie-Française
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  • Faust, scène de la pièce de Goethe gravée par Jean Georges Frey d’après Louis Boulanger. © Coll. Comédie-Française Dans cette gravure réalisée pour la revue L’Artiste en 1835, on voit Marguerite, soutenue par une femme lors de l’enterrement de sa mère. Faust, accompagné de Méphistophélès, se cache derrière un rocher, assistant à la scène sans être vu de celle qu’il aime et dont il dit « Combien elle me détestera ! ». La gravure met ainsi en relation, tentation, désir en contradiction avec la piété et la société.

Précédents français

Dans le répertoire classique français, le respect des bienséances interdit toute allusion directe à la sexualité, eta fortiori à celle des enfants et des adolescents, longtemps taboue. Les pièces qui abordent plus spécifiquement l’éveil du désir chez les adolescents le font sur le mode de l’évocation, au risque de provoquer une cabale.

L’ignorance dans laquelle sont tenus les enfants est parfois dénoncée comme contraire au but escompté. Ainsi dans L’École des femmes de Molière, une éducation coupée du monde garantit une découverte brutale des choses de l’amour.

La sexualité, à peine suggérée, provoque une violente polémique autour de la pièce accusée d’obscénité :

ARNOLPHE : Ne vous a-t-il point pris, Agnès, quelque autre chose ? (La voyant interdite) Ouf.AGNÈS : Hé, il m’a…
ARNOLPHE : Quoi ?
AGNÈS : Pris…
ARNOLPHE : Euh !
AGNÈS : Le…
ARNOLPHE : Plaît-il ?
AGNÈS : Je n’ose, et vous vous fâcherez peut-être contre moi. […] Il m’a pris le ruban que vous m’aviez donné. (Acte II, scène 5)

La réponse différée de la jeune Agnès laisse présager la perte de son pucelage.

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  • Pierre Brissart. Frontispice pour L’École des femmes, édition de 1682 © Coll. Comédie-Française. Il s’agit de la scène des « Maximes du mariage ou les devoirs de la femme mariée avec son exercice journalier » qu’Arnolphe fait lire à Agnès pour, enfin, l’instruire. ARNOLPHE, assis. Agnès, pour m’écouter, laissez là votre ouvrage. / Levez un peu la tête et tournez le visage : / Là, regardez-moi là durant cet entretien, / Et jusqu’au moindre mot imprimez-le-vous bien.
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  • Agnès (Julie-Marie Parmentier) et Arnolphe (Thierry Hancisse) dansL’École des femmes, scène des maximes, mise en scène de Jacques Lassalle, 2011 © Cosimo Mirco Mgliocca / coll. Comédie-Française

Les contemporains ne s’y sont pas trompés et Molière lui-même met en scène les réactions effarouchées d’un public pudibond dans La Critique de l’École des femmes :

CLIMÈNE : Quoi ? La pudeur n’est pas visiblement blessée par ce que dit Agnès dans l’endroit dont nous parlons ?
URANIE : Non vraiment. Elle ne dit pas un mot, qui de soi ne soit fort honnête ; et si vous voulez entendre dessous quelque autre chose, c’est vous qui faites l’ordure, et non pas elle ; puisqu’elle parle seulement d’un ruban qu’on lui a pris.
CLIMÈNE : Ah ! Ruban, tant qu’il vous plaira ; mais ce LE, où elle s’arrête, n’est pas mis pour des prunes. Il vient sur ce, LE, d’étranges pensées. Ce, L[E] scandalise furieusement ; et quoique vous puissiez dire, vous ne sauriez défendre l’insolence de ce, LE ! (Scène 3)

Dans L’École des femmes, les enfants que l’on fait « par l’oreille » trouvent leur écho chez Wedekind aux enfants apportés aux mères par la cigogne (acte II, scène 2).

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  • Galopin (Jérémy Lopez), le Marquis (Serge Bagdassarian), Élise (Georgia Scalliet), Lysidas (Christian Hecq), Uranie (Clotilde de Bayser), Climène (Elsa Lepoivre), Dorante (Loïc Corbery) dansLa Critique de l’École des femmes, mise en scène de Clément Hervieu-Léger, 2011 © Brigitte Enguérand, coll. Comédie-Française

L’éducation des enfants est au cœur de la réflexion menée par certains auteurs du XVIIIe siècle sur la naissance de l’amour. L’expérimentation opérée sur des enfants réduits à l’état de cobaye, se révèle généralement désastreuse et contraire à l’effet attendu. Dans L’Oracle de Saint-Foix (1740) ou encore dans certaines pièces de Marivaux, en particulier La Dispute (1744), les enfants sont élevés dans l’ignorance du sexe opposé, dans le but de les préserver pour un futur conjoint désigné ou d’observer, comme dans la pièce de Marivaux, la naissance de l’amour. Le manque d’éducation conduit naturellement à des comportements débridés : Lucinde dans L’Oracle, caresse le jeune amant qu’on a choisi pour elle en le tenant en laisse comme un animal domestique, la jalousie et la violence taraudent les quatre enfants deLa Dispute.

Les échos de cette découverte brutale se retrouve également dans Le Petit-Maître corrigé de Marivaux, pièce récemment mise en scène à la Salle Richelieu par Clément Hervieu-Léger.

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  • Page de titre de l’édition deL’Oracle de Saint-Foix, Paris, Prault, 1740.
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  • Adine (Véronique Vella), Mesrin (Stéphane Varupenne), Églé (Anne Kessler), Azor (Benjamin Jungers) dans La Dispute, mise en scène de Muriel Mayette-Holtz, 2009 © Brigitte Enguérand, coll. Comédie-Française

Beaumarchais dans Le Mariage de Figaro (1784) montre en Chérubin un très jeune homme amoureux de toutes les femmes et découvrant une sensualité qui ne s’est pas fixée encore sur un objet :

CHÉRUBIN : Cela est vrai, d’honneur ! je ne sais plus ce que je suis ; mais depuis quelques temps je sens ma poitrine agitée ; mon cœur palpite au seul aspect d’une femme ; les mots amour et volupté le font tressaillir et le troublent. Enfin le besoin de dire à quelqu’un je vous aime est devenu pour moi si pressant que je le dis tout seul, en courant dans le parc, à ta maîtresse, à toi, aux arbres, aux nuages, au vent qui les emporte avec mes paroles perdues.
(Acte I, scène 7)

Mais la portée de son désir naissant, qui s’exprime sans détour dans certaines interprétations contemporaines, est atténuée à la création par l’habitude de faire jouer l’adolescent par de jeunes comédiennes, tradition qui se perpétue jusqu’au XXe siècle. L’inversion des sexes prévenait ainsi toute lecture trop radicale.

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  • Le Mariage de Figaro, acte II, gravure de Naudet, 1785 © Patrick Lorette, coll. Comédie-Française
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  • Mlle Olivier dans le rôle de Chérubin, gravure de Coutelier, vers 1784 © Patrick Lorette, coll. Comédie-Française
  • Mlle Anaïs dans le rôle de Chérubin, galerie Hautecoeur-Martinet, vers 1834 © Patrick Lorette, coll. Comédie-Française

Le répertoire du XIXe siècle s’avère plus puritain que celui du XVIIIe siècle. Le théâtre de Musset, et la période romantique en général, abordent davantage la naissance de l’amour que la sensualité des jeunes gens, même si certains troubles physiques peuvent apparaître comme le signe d’un émoi sensuel, tel l’évanouissement de Fortunio devant Jacqueline dans Le Chandelier (Acte III, scène 3).

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  • Delaunay dans le rôle de Fortunio (Le Chandelier de Musset) par Julien Vallou de Villeneuve, [1852] © Coll. Comédie-Française

Réception de la pièce en France

La pièce de Wedekind est traduite et montée par Robert d’Humières à Paris, au Théâtre des arts, le 28 octobre 1908. Ami de Marcel Proust, homme de lettres et traducteur des œuvres de Kipling, Robert d’Humières avait pris la direction de ce théâtre quelques années auparavant.
La critique de la pièce, parue dans le Mercure de France, est très positive quant à son interprétation par une troupe d’acteurs peu connus. Le critique André Fontainas voit dans la pièce un acte de courage et de dénonciation des turpitudes morales de la société allemande, qui s’interprète aisément dans le contexte de tension qui précède le premier conflit mondial. Dans sa forme, il la rapproche de la dramaturgie en tableaux de Maeterlinck.

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Jean-Marie Serreau en donnera une version en 1966 au Théâtre de Poche-Montparnasse, avant sa reprise en 1974, par Brigitte Jaques-Wajeman, dans le cadre du Festival d’automne. À cette occasion, Jacques Lacan lui consacre une préface.

Assez méconnu en France, Wedekind est sans nul doute un précurseur et l’on ne pense qu’à Thomas Mann et à sonToni Kröger (1903) pour être allé aussi loin dans l’entrelacement des désirs contradictoires, du poids de la société, de la religion et de l’éducation. Le thème de la sexualité naissante est depuis devenu régulièrement objet du théâtre contemporain, et certains auteurs, comme Bernard-Marie Koltès (Roberto Zucco, Quai Ouest), lui accordent une place privilégiée.

Chez cet auteur, la défloration est un motif récurrent, qui lui permet à la fois d’évoquer le code d’honneur viril qui sous-tend la protection des jeunes filles, mais aussi de mettre en exergue la marchandisation de la virginité (une fois violée par Roberto Zucco, la Gamine est vendue à un Mac par son Frère ; Charles finit par autoriser Fak à dépuceler sa sœur en échange des clés d’une voiture dans Quai Ouest).

La sexualité adolescente est également un thème récurrent dans les textes que lit régulièrement le Bureau des lecteurs, à l’instar de la pièce de Stéphanie Marchais, Intégral dans ma peau dont la Comédie-Française a donné une lecture publique en 2012.

Agathe Sanjuan, conservatrice-archiviste de la Comédie-Française, avril 2018

Article publié le 16 avril 2018
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