Le chef d’œuvre inachevé de Fellini

« Le Voyage de G. Mastorna » d’après Federico Fellini. Mise en scène Marie Rémond. Du 28 mars au 5 mai 2019, Théâtre du Vieux-Colombier.

SUR LE PROJET DE FILM DE FELLINI

PAR ALDO TASSONE

À la moitié de son chemin terrestre, un cinéaste nommé Federico Fellini, âgé de quarante-cinq ans (1965), ressent de façon impérative le besoin de renouveler radicalement son inspiration : il décide de partir lui aussi explorer l’au-delà (Le Voyage de G. Mastorna).

L’idée d’un film « laïc » sur la vie après la mort remonterait à la jeunesse du cinéaste, aux temps du lycée de Rimini.

Selon son ami d’enfance Ercole Sega, le jeune Federico – obligé comme tous les élèves italiens de « subir » l’étude absorbante de la Divine Comédie – aurait plusieurs fois contesté la vision dantesque de l’au-delà. D’après notre étudiant rebelle, dans les royaumes ultra-terrestres il n’existerait pas ce rapport infaillible entre faute et châtiment, entre vertu et récompense céleste, imaginé par Dante ; là-haut il y aurait « le même foutoir que celui que nous avons ici sur terre ». Il semble que la première idée du sujet soit venue à l’auteur au cours d’un voyage aventureux en avion. Ce jour-là, au moment de l’atterrissage à l’aéroport enneigé de New York, le voyageur Federico Fellini, en bon visionnaire, aurait « vu » son avion s’écraser au sol ! L’au-delà où se trouve catapulté le protagoniste du Voyage fellinien semble une variante, pire parfois, de « l’ici-bas ».

C’est en 1965, après et Juliette des esprits, que Fellini commence à écrire Le Voyage de G. Mastorna, le sujet le plus génial de sa carrière.

"Le Voyage de G. Mastorna" est le projet le plus ambitieux, le plus mystérieux, le plus noir que j’aie jamais tenté de réaliser

répétait Fellini.

L’auteur tient tellement à cette histoire qu’il l’écrit exceptionnellement en grande partie tout seul. En 1966, le projet entre en préproduction dans les studios de Dinocittà, créés par le producteur Dino De Laurentiis sur la Via Pontina à la périphérie de Rome ; mais en raison de problèmes insolubles, le tournage n’aura jamais lieu. On a beaucoup écrit sur les raisons de l’abandon de ce projet « dément ». En premier lieu, le choix très problématique du protagoniste. Deuxièmement, les conflits de plus en plus durs avec le producteur, par trop impatient et méfiant. Enfin, et surtout, la mystérieuse maladie qui frappa l’auteur à la veille du tournage, le 10 avril 1967. Superstitieux, Fellini interpréta ce mal comme une invitation pressante à renoncer au projet. Selon le célèbre mage turinois Gustavo Rol, grand ami du cinéaste qui le consultait et l’écoutait avec beaucoup de sérieux, il fallait « respecter le mystère de la mort » ; le tournage de ce film aurait entraîné la mort de l’auteur ! Cette atmosphère de projet maudit entoura toujours Le Voyage de G. Mastorna. Le producteur Dino De Laurentiis a engagé des frais, notamment pour les décors qui ont commencé à être construits. Après l’abandon du tournage, Fellini rencontre le producteur napolitain Alberto Grimaldi, patron de la PEA, qui accepte de le suivre dans un film en costumes moins ambitieux et moins coûteux : Satyricon d’après Pétrone, et il rembourse la dette contractée par Fellini à l’égard de De Laurentiis.

Nous pouvons voir les décors des premières scènes du film dans Bloc-Notes d’un cinéaste, moyen métrage tourné par Fellini en 1968 pour la télévision américaine NBC. Tandis que nous assistons à des essais pour le rôle du protagoniste — Mastroianni, un peu nerveux, s’exerce au violoncelle sous les yeux du metteur en scène qui lui demande d’exprimer « un sentiment de désarroi », la voix off de Fellini commente, sans trop de regrets : « Voilà Mastorna, le héros de mon film... J’avais tout préparé pour que le personnage se matérialise... mais il n’arrivait pas à se manifester... Il continuait à se cacher, à m’échapper, insaisissable... Et Marcello percevait mon malaise, était désorienté par mon incertitude. »

Fellini tentera par la suite de reprendre le projet, mais à chaque fois des obstacles insurmontables se mettront en travers de sa route. Finalement en 1992, un an avant sa mort, presque comme s’il voulait se libérer définitivement du projet, il acceptera la proposition de publier Le Voyage en une version bande dessinée, illustrée par l’habile Milo Manara sur des esquisses du metteur en scène lui-même : Le Voyage de G. Mastorna dit Fernet (édité en France chez Casterman). Dans l’excellente bande dessinée, le protagoniste n’a plus le visage de Marcello Mastroianni prévu à l’origine, mais celui de Paolo Villaggio (coprotagoniste de La Voix de la lune). Par un étrange jeu du hasard, à la fin de ce qui devait être le premier épisode de la bande dessinée, apparut par erreur le mot « Fin ». Voyant là un signe du destin, Fellini décida de renoncer aux épisodes suivants.

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  • Film de la vie de Mastorna, photo de tournage © Vincent Pontet

"Le Voyage de G. Mastorna" avait toutes les cartes en main pour devenir un monument du septième art. Pensé pour être un film totalement onirique, ce projet maudit représente l’anneau dont il faut tenir compte pour comprendre l’évolution de la personnalité de notre auteur.

En 1967, Mastorna aurait inauguré une phase nouvelle – plus visionnaire, mélancolique, voire tragique – dans la carrière du cinéaste. Si, pour les raisons bien connues,
il n’a pu avoir le baptême de l’écran, ce projet grandiose a illuminé de nombreux films à venir de l’auteur. Fellini ne pouvait pas résister à la tentation de puiser dans ce très riche scénario comme à une source d’inspiration. Toby Dammit est totalement imprégné par le désespoir « mastornien » dès les premières séquences : l’arrivée du protagoniste (Toby Dammit) à l’aéroport romain vu comme « un immense cercueil de verre illuminé par le reflet d’un coucher de soleil de feu » ; dans l’épisode grotesque des oscars italiens, l’acteur Toby Dammit se comporte comme Giuseppe Mastorna dans la séquence de la remise des prix. Il en est de même pour le climat mortuaire qui règne dans Satyricon (1969) : la promenade infernale dans le quartier populaire de l’lnsula Felicles, le tremblement de terre, le suicide du couple de patriciens, la lutte angoissante contre le minotaure.
Deux grands chapitres de Roma – le cortège papal, les maisons de tolérance – sortent tout droit du Mastorna, ainsi que le naufrage apocalyptique du bateau Gloria N (Et vogue le navire), le concert final de Répétitions d’orchestre, l’atmosphère inquiétante du motel romain et le chaos infernal de la salle de maquillage de l’immonde mégastore télévisé (Ginger et Fred). Enfin, dans La Voix de la lune, la visite dans la chaotique méga boîte de nuit, et la déchirante visite au cimetière (« Il doit bien exister un passage quelque part… » murmure Benigni-Pinocchio en regardant le ciel étoilé au-dessus du tombeau de famille).

Comme on peut le voir, Mastorna a nourri le meilleur cinéma de Fellini deuxième manière.

Chassé par la porte, le projet maudit a fini par rentrer par la fenêtre, pour notre plus grand plaisir.

Certes, il nous manque le grand film monumental que l’auteur aurait sûrement su créer, mais il nous reste cependant le subtil plaisir de pouvoir le lire en « récit ». Le Voyage de G. Mastorna fait partie de la catégorie des rares textes « libératoires » vraiment indispensables, ceux qui nous aident à vivre.

Ce texte est issu, avec l’aimable autorisation de son auteur Aldo Tassone, de la préface du Voyage de G. Mastorna de Federico Fellini © Sonatine Éditions, 2013.

Article publié le 05 mars 2019
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