« Il y a dans le théâtre de Guy Cassiers un mélange de disciplines dont le cumul ne tient à aucune recherche formelle de modernité mais bien à une utilisation simple et maîtrisée des outils narratifs et plastiques qui sont à sa portée, comme posés sur sa table. Guy Cassiers et Tim Van Steenbergen, son scénographe et costumier, s'emparent des « Démons » de Dostoïevski et, par les moyens qui sont les leurs, mettent en miroir les époques et leur ré-évolutions. » Éric Ruf
Créé Salle Richelieu en janvier 2022, le spectacle est repris cette saison à partir du 2 mai. 
d’après Fiodor Dostoïevski
adaptation Erwin Mortier, traduction Marie Hooghe
mise en scène Guy Cassiers
Création en janvier 2022
Reprise du 2 mai au 21 juillet 2024, Salle Richelieu.
Fiodor Mikhaïlovitch Dostoïevski naît le 11 novembre 1821 à Moscou. Il a une dizaine d’années lorsque sa mère succombe à la tuberculose. Son père l’envoie ainsi que son frère aîné dans des internats avant de les orienter vers une carrière militaire. À l’armée, Fiodor s’attèle à la traduction d’Eugénie Grandet puis démissionne pour se consacrer à l’écriture de son premier roman Les Pauvres Gens paru en 1846. Le plébiscite public et celui des cercles littéraires est immédiat. Les deux livres suivants ne rencontrent pas le succès escompté. En 1847, il fréquente le cercle de Mikhaïl Petrachevski, fervent opposant à Nikolaï 1er mais qui n’a jamais intenté une quelconque action militaire. Deux ans plus tard, Fiodor est arrêté, condamné à mort pour participation à un complot politique, gracié et exilé dans un bagne en Sibérie où il restera quatre ans. Sa chute sociale est inversement proportionnelle à son ascension spirituelle née le jour où une femme lui tend une bible dont il ne se séparera jamais. Redevenu simple soldat, Dostoïevski quitte l’armée pour écrire. Sujet à des crises d’épilepsie, couvert de dettes accumulées par sa passion maladive du jeu, il se réfugie en Europe où sa santé se détériore tandis que son aversion pour l’Occident et sa démocratie enfle. Son amour immodéré pour la Russie et son peuple, l’existence de Dieu, la conscience politique et l’irrationalité de la passion font la substance de son œuvre romanesque. Dostoïevski s’éteint à Saint-Pétersbourg le 9 février 1881 des suites d’une hémorragie, laissant derrière lui des romans puissants qui ont fait date. On lui doit notamment Crime et Châtiment en 1861, L’Idiot en 1869, Les Démons en 1872 et Les Frères Karamazov en 1880.
Dostoïevski puise ici son inspiration dans le procès intenté au groupement de Sergueï Netchaïev, un révolutionnaire nihiliste  qui  recourait  à  la  violence  pour  concrétiser  ses  objectifs  politiques.  L’auteur  disait  de  son  roman  qu’il  était un pamphlet dénonçant une telle idéologie et dirigé d'une  part  contre  les  révolutionnaires  et  d'autre  part  contre  l'aristocratie  devenue  un  vivier  du  socialisme  en  s'éloignant  du  peuple  russe  et  de  la  foi  orthodoxe.  Tous  ces individus étaient pour lui des « démons » perturbant l'ordre établi, semant le chaos en Russie, embarrassant les autorités et démoralisant la jeunesse.
Les  Démons  évoquent  des  faits  historiques  précis  mais  l'analyse de Dostoïevski va au-delà et appuie que le nihilisme  a  été  l'une  des  sources  de  la  modernité.  Au  moment de sa parution, le roman a suscité des critiques impitoyables jugeant les personnages échappés d’un asile  d'aliénés.  Albert  Camus,  auteur  d’une  adaptation  dramatique des Démons, considérait de son côté l’auteur comme un visionnaire  : 
Pour moi, Dostoïevski est d’abord l’écrivain qui, bien avant Nietzsche, a su discerner le nihilisme contemporain, le définir, prédire ses suites monstrueuses, et tenter d’indiquer les voies du salut. [...] Nous savons à présent que les héros de Dostoïevski ne sont pas d'étranges créatures absurdes – nous leur ressemblons, nous partageons une même âme
Albert Camus

Le récit se déroule dans un chef-lieu dont le nom n'est pas précisé mais symbolisant la Russie entière. Plombée par la pluie, la neige et l'obscurité, l’ambiance s'accorde à l'atmosphère de déclin qui teinte l'ensemble. La génération des anciens – représentée par Stépane Verkhovenski, un intellectuel qui fait prévaloir une gloire passée, et son amie et mécène de toujours Varvara Stavroguina – se retrouve confrontée à ses descendants, d’une part Nikolaï, un bel homme qui a séduit Dacha la fille adoptive de Varvara, Liza, richissime jeune femme qui a des velléités littéraires et enfin Maria, une femme mystique et perturbée qu’il a épousée dans des circonstances mystérieuses ; et, d’autre part, son ami Piotr, fils de Stépane, nihiliste de la première heure qui projette de détruire la société russe. Conscient du charisme de Nikolaï, Piotr ambitionne d’en faire le leader de sa cellule révolutionnaire et terroriste dont les liens doivent être resserrés par la commission d’un crime. Afin d’écarter toute possibilité d’union entre Dacha et son fils qu’elle préfère voir convoler avec la riche Liza, Varvara projette de marier la jeune fille à Stépane qui est bien plus âgé. Lorsque Stépane comprend qu’il s’est fourvoyé dans ses convictions politiques, il embrasse de nouveau la foi orthodoxe, demande l'absolution et meurt. Il a été possédé tout comme la Russie, elle-même rongée par de malins démons : l'athéisme, le nihilisme et le matérialisme. Le pire criminel, Piotr, s’éclipse et son crime reste impuni. Ce qui subsiste est un monde amorphe où les anciens idéaux ont été démasqués en tant qu’illusions naïves et où la violence de la jeune génération n’a pas encore fait naître de nouvelles valeurs.

Laurent Muhleisen. Comme la plupart des grands romans de Dostoïevski, Les Démons sont une œuvre extrêmement polyphonique, juxtaposant, entrecroisant récits, analyses, descriptions... L’auteur, pour le résumer grossièrement, y règle ses comptes avec le nihilisme, un courant très virulent dans la Russie des années 1860. Quelles sont les thématiques qui ont servi de point de départ à l’adaptation d’Erwin Mortier, à la réflexion dramaturgique que vous avez menée avec Erwin Jans, et à votre travail de mise en scène ?
Guy Cassiers. Oui, l’œuvre est polyphonique ; c’est-à-dire qu’on y entend un chœur où chaque voix a sa propre ligne distincte des autres ; Dostoïevski est un maître absolu dans cet art. Et ce que je souhaite dans le spectacle, c’est que le public trouve son propre chemin entre ces voix et ces idées en perpétuel combat les unes avec les autres. Il est impossible de distinguer le propre chemin ou les propres idées de Dostoïevski au milieu de toutes ces voix ; aucun personnage ne le représente complètement. Il construit un véritable dialogue qui doit permettre au lecteur de réfléchir à une société qui fonctionne mal. Mais le point sur lequel il se focalise est en effet le nihilisme ; comment survient-il, quels en sont les dangers ? Autant de questions qui font écho à bien des situations que nous vivons à notre époque. L’Europe, le monde entier même, traversent une période historique où les idéalismes, les idées philosophiques ou politiques ne constituent plus des références, des points de repère pour les membres du corps social. Le grand danger est que ces moments d’incertitude, où les gens ne trouvent pas de réponses à leurs questions, laissent le champ libre à des individus qui profitent de la situation pour annoncer qu’il faut tout détruire qui se gardent bien de proposer des alternatives, de nouvelles idéologies, des solutions concrètes et se contentent de dire : « Grâce à moi tout va changer, je sauverai le monde de la décadence et réglerai tous vos problèmes. » Le phénomène du populisme s’accompagne toujours du culte de la personnalité. À tous les phénomènes de ce genre qui ont jalonné le XXe siècle, succèdent aujourd’hui des Donald Trump, Vladimir Poutine, Xi Jinping et consorts, et la recette demeure inchangée. C’est cette spirale négative que Dostoïevski décrit de façon extrêmement fine dans Les Démons. On parle beaucoup de terrorisme aujourd’hui, et l’on est prompt à dénoncer toutes sortes de menaces venues de l’extérieur. Ce faisant, on ne pense jamais au fait que le vrai terrorisme vient de l’intérieur, du cœur de notre société ; il est domestique, ce qui le rend d’autant plus dangereux. À ma connaissance, Dostoïevski est le premier auteur moderne à parler de cette réalité-là du terrorisme.

Laurent Muhleisen. Qui dit populisme et manipulation, dit également ressentiment. L’un des ressorts de l’action des Démons est le conflit entre deux générations, celle de Stépane Verkhovenski et Varvara Stavroguina d’un côté, et celle de leurs enfants Piotr et Nikolaï de l’autre... Mais c’est aussi le conflit entre les valeurs de l’Europe et celles de la Russie « éternelle ».
Guy Cassiers. La force de Dostoïevski dans Les Démons est d’émailler son récit d’innombrables petites anecdotes impliquant ses personnages, comme dans un soap – même  s’il  s’agit  d’un  soap «  intellectuel  »  ;  ce  qui  est  compréhensible,  puisque  le  roman  a  d’abord  paru  sous  forme de feuilleton dans la presse et qu’il fallait toujours finir sur une note de suspense, tout en collant à l’actualité – en  l’occurrence,  un  procès  intenté,  à  cette  époque,  à  un  groupe  de  terroristes  nihilistes.  Dans  ce  contexte,  l’un  des ingrédients les plus efficaces pour séduire et captiver le  lecteur,  le  faire  entrer  dans  le  récit,  c’est  de  raconter  des  histoires  de  famille.  Dostoïevski  met  donc  en  scène  deux  générations,  les  pères  et  les  fils,  pour  réfléchir  à  la  société de son temps, si proche de la nôtre. La génération des  pères,  qui  n’a  jamais  fait  que  parler,  est  devenue  stérile, elle n’a rien produit de concret, ce que dénonce la génération des fils, laquelle, de son côté, refuse de prendre la  moindre  responsabilité  pour  travailler  à  un  nouveau  modèle.  Au  sein  même  de  la  cellule  familiale,  on  voit  donc se mettre en place un processus de destruction, de déconstruction. C’est ce processus de déconstruction que nous  essayons  de  reproduire  sur  scène,  physiquement,  à  partir  de  l’environnement  dans  lequel  les  personnages  évoluent.
Ce  qui  est  intéressant,  c’est  que  Dostoïevski  construit  également  sa  fiction  en  y  mêlant  des  réflexions  sur  les  rapports  de  la  Russie  avec  l’Europe  occidentale  –  autre  sujet  ô  combien  d’actualité.  On  y  retrouve  la  méfiance  ou  la  peur  face  au  modèle  social  occidental  qui  aspire  toujours  à  plus  de  progrès,  de  richesse  –  quitte,  comme  Icare, à se brûler les ailes – et dont la métaphore est, dans notre spectacle, le Crystal Palace de Londres.

Laurent Muhleisen. Les Démons décrivent un monde qui se détruit de l’intérieur, à l’endroit même où il se croit protégé. Comment cet élément scénographique qu’est le Crystal Palace accompagne-t-il ce mouvement ?
Guy Cassiers. Le  Crystal  Palace  symbolisait  pour  Dostoïevski  le  danger  d’une  civilisation  qui  va  trop  loin,  qui  n’est  plus  humaine. Il représente une impasse, ce que le philosophe allemand Peter Sloterdijk analyse aujourd’hui comme « la fin de l’Histoire ». Alors, même si cela ne semble pas être le cas, ce Palais de cristal évoque pour moi, au début du spectacle,  un  espace  vide.  Nous  allons,  dans  cet  espace,  créer beaucoup d’images, qui sont toutes des illusions. Ces images sont créées en direct, mais ce qu’elles représentent n’est, physiquement, pas là ; il s’agit du monde de Varvara et  de  Stépane,  qui  fonctionne  de  manière  hyperréaliste.  Sur  ces  images,  les  personnages  se  parlent  comme  s’ils  étaient dans un monde virtuel. La jeune génération viendra  détruire  ce  code.  Au  départ,  donc,  tout  est  en  verre, avec à la fois un effet de transparence et de miroir.
Dans cet espace, chaque personnage est vu sous un seul angle  (dans  la  polyphonie,  chacun  a  sa  propre  voix,  sa  propre vérité), et l’on peut bien sûr voir les angles de tous les  autres  personnages.  Mais  cet  espace  est  aussi  peuplé  de  caméras  qui,  simultanément,  offrent  un  point  de  vue  différent  sur  chaque  personnage.  Le  public  est  invité  à  entrer  dans  un  monde  –  le  monde  ancien  –  qui  semble  riche,  ouvert,  léger,  agréable,  bien  qu’il  ne  soit  qu’une  construction mensongère. En réalité, sur scène, ce monde n’existe  déjà  plus,  et  tout  le  monde  porte  un  masque.  Grâce  à  l’effet  d’illusion  des  images  filmées  en  direct,  le  spectateur  croit  que  les  personnages  se  parlent  les  yeux  dans  les  yeux,  alors  qu’en  même  temps  il  les  voit,  sur  le  plateau,  se  tourner  le  dos.  Chaque  personnage  semble  ainsi isolé dans son propre monde, imperméable aux idées des autres qui pourraient l’enrichir ; il est à la fois dans sa réalité et dans la construction de soi-même, construction filmée  et  projetée  sur  de  grands  panneaux.  Ce  procédé  invite le public à s’identifier à ce monde illusoire, d’autant plus  qu’il  peut  s’amuser  à  observer  la  manière  dont  les  images  sont  fabriquées  ;  il  pourra  se  laisser  séduire  par  la  façon  dont  la  magie  opère,  il  «  marchera  ».  Avec  les  acteurs,  nous  avons  d’ailleurs  déjà  trouvé,  je  crois,  cette  dimension  comique  bien  présente  au  début  du  roman  (on  a  tendance  à  oublier  que  Dostoïevski  sait  aussi  être  drôle),  et  qui  va  renforcer  ce  procédé  d’identification.  Mais  progressivement,  ce  même  public  va  se  trouver  confronté à la nouvelle génération, celle qui affirme que plus  rien  de  ce  monde  n’est  vrai,  ne  fonctionne,  et  qu’il
faut tout détruire. Il est alors immanquablement amené à se demander pourquoi il s’est laissé séduire et manipuler aussi facilement, à quel moment il a emprunté « le mauvais chemin ». Pour revenir aux miroirs et à la transparence : avec les costumes, et les images en général, nous créons, au  début,  un  monde  qui  reflète  exactement  la  réalité,  et  qui,  comme  la  glace  qui  fond,  va  progressivement  se  déliter,  se  décomposer.  Les  masques  tombent,  et  l’on  voit  alors  le  vrai  visage  de  chaque  personnage  ;  quand  ce monde est détruit, on retourne au vide qui régnait au début  du  spectacle,  mais  à  ce  moment-là,  il  n’existe  plus  d’illusion – lumière ou image – pour le sauver.

Laurent Muhleisen. On est face à un monde où l’ancien est déjà mort, le nouveau pas encore né, et dans ce clair-obscur, comme disait Gramsci, surgissent des monstres.
Guy Cassiers. Oui, ce clair-obscur est extrêmement dangereux. Ces phases historiques se produisent toujours quand une civilisation est à son apogée, ensuite elle se détruit de l’intérieur.
Laurent Muhleisen. Les figures de Nikolaï Stavroguine et de Piotr Verkhovenski sont centrales dans le roman et dans votre spectacle. Sont-ils pour vous les deux revers d’une même médaille ?
Guy Cassiers. Absolument. Piotr analyse toutes sortes d’idéologies, mais n’adhère à aucune. Sans même se référer à la psychanalyse, Dostoïevski montre très finement que tout ce qu’il entreprend est dirigé contre son père, mais aussi contre tous les membres de la jeune génération qui n’adhère pas à son programme de destruction. Piotr n’a pas trouvé le chemin de l’empathie. Il est l’alter ego de Nikolaï ; tous deux sont nihilistes et égocentriques, toutefois l’idée de changer le monde n’intéresse absolument pas Nikolaï. Piotr rêve de détruire le monde de Stépane, alors que Nikolaï, d’une certaine façon, se satisfait de son sort. Cette passivité va pousser Piotr à vouloir se servir de lui, en lui demandant d’être le symbole, l’idole du monde nouveau qu’il prétend vouloir mettre en place. Mais Nikolaï, contrairement aux autres membres du groupuscule révolutionnaire, est trop intelligent, trop indifférent aussi pour se laisser manipuler. Toutefois, il est conscient de la fascination qu’il exerce sur les autres, hommes et femmes, et ne se prive pas d’en jouir, par l’intermédiaire de Piotr, par pur jeu. Pour Piotr, en revanche, tout cela n’est pas un jeu. L’un a besoin de l’autre. Quand Piotr se rendra compte que son projet ne se réalisera pas, il n’hésitera pas, en quelque sorte, à détruire son meilleur ami. La réalité très crue de la fin du roman, c’est que presque tout le monde est mort, sauf Piotr, prêt à recommencer ses méfaits ailleurs. Le mal poursuit son œuvre. Rien n’est réglé.

Laurent Muhleisen. Votre travail se caractérise par le croisement du travail de l’acteur avec l’utilisation de nouvelles technologies, de la vidéo, de l’image, de la lumière, du son, de la musique. Comment ce croisement s’est-il opéré avec les acteurs de la Troupe ?
Guy Cassiers. Au début de chaque processus de répétition, je m’efforce de créer avec les acteurs les conditions permettant de trouver un chemin commun pour construire le spectacle. Et quand je travaille pour la première fois avec un groupe, il ne m’est jamais simple d’expliquer ce chemin. Mais je dois dire que toute l’équipe du théâtre – qu’il s’agisse des acteurs ou de toutes les personnes qui travaillent derrière la scène – s’est montrée extrêmement réceptive et confiante à l’égard de mon travail. Ce que je demande aux acteurs en particulier, et qui n’est pas toujours simple, c’est de ne pas être uniquement en charge du personnage qu’ils jouent, mais aussi du film, des images qu’ils créent, en live, sur scène. En tant que créateurs d’images, dans leur composition et leur direction, ils sont aussi responsables de l’environnement dans lequel ils se trouvent. En somme, ils jouent leur personnage en même temps qu’ils le mettent en scène, et ils sont les éditeurs de leur propre film, à la différence que, contrairement au cinéma, la phase de montage n’existe pas ici. Tout est produit et montré en direct. Chaque plan est unique, et succède à un autre. La difficulté pour eux, c’est qu’ils ne jouent jamais directement avec leur partenaire, les yeux dans les yeux pour ainsi dire, tout en sachant que le spectateur, par le truchement des images, peut avoir cette impression. C’est assez troublant, au début, de créer une tension avec un partenaire qui n’est pas forcément en face de soi. C’est une façon particulière, d’un point de vue dramaturgique, de préparer un spectacle mais, pour moi, elle fait sens par rapport à mon projet de rendre compte du passage progressif d’une illusion séduisante à l’anéantissement brutal d’un monde. À la fin, on ne voit plus que les acteurs, réels, sur scène, et tous les éléments liés aux images ont disparu. L’arc décrit est celui qui va de la construction des images à leur destruction. Et ce sont les deux personnages principaux, Piotr et Nikolaï, qui vont déconstruire ce monde. Ils jouent avec lui, au besoin, quand il s’agit de manipuler les autres à des fins égoïstes, mais finalement, ils le détruisent, en détruisant la façon même dont il a été construit, la manière dont l’histoire a été racontée. Au fond, on pourrait dire que dès le début du spectacle, on voit un monde qui déjà n’existe plus, mais qui nous charme par la virtuosité avec laquelle les acteurs qui le peuplent créent des faux-semblants. Au fur et à mesure que la manière de raconter ce monde est détruite, les acteurs gagnent en physicalité. Il existe cependant une troisième étape, à la fin du spectacle, où même cette physicalité « live » des acteurs n’existe plus. On se retrouve alors dans un monde amorphe où les personnages se fondent les uns dans les autres, et où l’on ne voit plus que leurs démons, leurs idées morbides, rassemblés en un seul visage. Il s’agira de montrer comment les démons ont triomphé des personnages sur scène. Le spectateur, lui, garde tout au long du spectacle deux options, suivre les acteurs dans leur présence physique sur le plateau, ou les suivre à l’image. Mais à l’image, ils s’avèrent être plus grands que sur scène, créant un monde plus grand que la réalité. Pour moi, même si Dostoïevski analyse très finement la psychologie de ses personnages dans le roman, ceux-ci n’en restent pas moins « grotesques », comme dans les soaps ; les émotions qui les agitent sont surdimensionnées, et cela confère au roman un côté expressionniste, où les situations et les gens sont littéralement et physiquement « plus grands » que la vie. L’histoire qu’on raconte ici ne se situe pas dans le passé ; en créant ce monde ancien sur le plateau et en offrant la possibilité au spectateur d’assister à la création de ce monde, on lui permet d’entendre plus facilement en quoi il résonne avec le monde d’aujourd’hui. Il peut ainsi s’interroger sur sa propre responsabilité en tant que spectateur car il ne s’agit pas, au terme de ce spectacle, d’être « consolé ». Dostoïevski n’offre pas de solution, mais nous invite à chercher une nouvelle morale, que ce soit dans le champ religieux, philosophique ou politique.

Entretien réalisé par Laurent Muhleisen, Conseiller littéraire de la Comédie-Française.
Juillet 2021
Photographies de répétition © Jean-Louis Fernandez et © Christophe Raynaud de Lage
Les Démons
RICHELIEU
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