Les liens invisibles

Entretien entre Jon Fosse et Gabriel Dufay


  • Gabriel Dufay. J’ai souhaité appeler mon spectacle Étincelles car c’est un mot qui a son importance pour vous. Il y a toujours dans votre œuvre ce rapport à la lumière qui apparaît pour disparaître, à « l’obscurité lumineuse ». Que représente pour vous ce mot : étincelle ?

Jon Fosse. Il y a plusieurs mots pour décrire ce phénomène en norvégien. Et dans les autres langues aussi. En français, j’imagine. Étincelle. Scintillement. Fulgurance. Illumination. Épiphanie… Je relie ce mot – « étincelle » – à l’écriture de Maître Eckhart, qui fut tellement importante pour moi et à la notion de lumière intérieure. Dans la tradition chrétienne, on retrouve également beaucoup ce mot. C’est vrai que j’y suis attaché, je recherche ces étincelles. Il y a une forme de lumière que je cherche par-dessus tout en écrivant – même si le fond de mon propos peut sembler noir. Je pense que c’est un très bon titre pour ce spectacle. À ce propos, c’est la première fois que mes pièces courtes sont réunies ainsi. C’est un événement !

  • G.D. Ces pièces sont pour moi des épures qui laissent place à la fulgurance de l’écriture. Il n’y a pas de « gras » dans ces textes. L’essentiel, rien que l’essentiel. J’y vois quelque chose d’assez japonais. Qu’est-ce qui vous les a fait écrire ?

J.F. Je ne suis pas sûr de me souvenir ! La plupart de mes pièces ont été écrites en réponse à des commandes. Mais parfois, j’écris aussi parce que j’en ai la nécessité. Cela arrive, c’est tout ! Les pièces que j’ai écrites m’échappent.

  • G.D. Une des pièces du corpus, Liberté, présente les retrouvailles entre un homme et une femme sur le seuil d’un appartement, mais propose aussi une réflexion très contemporaine sur la liberté.

J.F. C’est un théâtre d’Oslo qui m’a commandé cette pièce en 2006, en lien avec Ibsen, en résonance avec ses réflexions sur la liberté individuelle. Je n’aime pas beaucoup Ibsen. Il donne trop de leçons et il laisse souvent les puissances des ténèbres triompher. J’ai voulu créer l’opposé de ce qu’écrit Ibsen sur cette thématique de la liberté, que l’on retrouve dans nombre de ses pièces… Ibsen parle toujours de liberté, mais ça me semble faux. Nous sommes tous liés les uns aux autres, dépendants les uns des autres ; la liberté n’existe pas en un certain sens.

  • G.D. Les pièces durent dix, quinze, vingt-cinq minutes, ce n’est pas un format habituel au théâtre. Ce qui met encore davantage en valeur votre art de la concision et de l’ellipse. Je rapproche cette forme de la nouvelle. En lisez-vous ?

J.F. Oui, bien sûr. Après, je n’appelle pas cela nouvelles ou histoires courtes, mais prose brève... En Norvège, on a ce concept de la novelle : c’est une courte fiction, plus longue qu’une nouvelle, mais plus courte qu’un roman.Les novelles ont des structures spécifiques, elles sont vraiment entre les nouvelles et les romans. Et j’aime particulièrement ce qui est entre. Je dis souvent que j’écris de la prose brève. J’ai appliqué ce concept pour le théâtre. Mais les frontières sont poreuses

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  • G.D. Toutes les pièces courtes ont un argument qui pourrait les faire durer beaucoup plus longtemps. Avez-vous beaucoup coupé en écrivant pour aboutir à cette forme ?

J.F. Je ne coupe pas beaucoup. Je sais quand je dois m’arrêter. Si ça doit être court, c’est court. Si ça doit être long, c’est long. Je me souviens aussi de la genèse de Vivre dans le secret. La commande m’avait été faite par Thomas Ostermeier et il fallait écrire des textes courts sur le fait de vivre exposé, sur le désir d’être vu, d’être un personnage public... Et j’ai fait encore une fois le contraire de ce qu’on me demandait. J’ai écrit ce petit texte sur un homme qui ne veut pas être vu, qui veut « vivre dans le secret »

  • G.D. Pour moi, ce texte constitue une profession de foi, un manifeste pour l’invisible. Il agit comme un poème.

J.F. En un certain sens, tout ce que j’ai écrit s’apparente à de la poésie. Dans la forme et dans la manière dont j’appréhende l’écriture. Vivre dans le secret est plus un poème qu’une pièce réaliste ou traditionnelle. Mais c’est la même chose pour mes autres pièces, et pour mes romans. Je ne suis pas dans l’écriture traditionnelle.

  • G.D. La poésie irrigue votre écriture et les différents genres auxquels vous vous confrontez. Vous êtes pour moi davantage un poète qu’un dramaturge ou un romancier. Y a-t-il des liens pour vous entre les poèmes et les pièces ?

J.F. Bien sûr. Tout est lié. Tout est relié. Vous avez raison. Et c’était déjà le cas quand j’étais jeune. Beaucoup de poèmes que j’ai écrits à cette époque contenaient déjà ce que j’allais explorer plus tard dans mes romans ou mes pièces. Tout était déjà là, concentré dans ces poèmes, de manière étrange. Mais je n’écris pas tant de poésie que ça. Seulement, quand ça survient. Chaque poème est une surprise. Je n’écris jamais de poème intentionnellement. Après, il y a ces visions. Tout provient souvent de visions.

  • G.D. Dans ces pièces courtes, on voit l’importance de l’ellipse, du hors-champ. Dans Pendant que la lumière baisse, en une réplique d’un des personnages, on apprend que sept ans ont passé… Est-ce que vous savez que sept ans vont passer en écrivant cette pièce ? Ou vous corrigez après ?

J.F. Non. Normalement, je ne fais qu’écrire ; j’écris et ça vient… Ou plutôt, disons que ça arrive, comme je préfère le dire. Ça arrive, ça survient, et j’en suis le premier surpris. Si j’essaie d’écrire comme ci ou comme ça, je sens que je vais écrire mal. On peut sentir l’intention, l’idée, en un certain sens. Et l’écriture, la bonne écriture n’a rien à voir avec les idées. Les idées sont intéressantes, peuvent être justes, profondes... Mais l’écriture, c’est autre chose. Et puis, je dois avoir ce sentiment d’apporter au monde quelque chose qui n’était pas là avant, non de répéter quelque chose que j’ai l’habitude de faire. Et je sens que si l’on planifie trop ou si l’on prévoit trop ce qui va se passer, alors, ça se ressent après, à la lecture et du coup, c’est mort. C’est un principe pour moi. Cela doit survenir, arriver. Quand j’écris bien, ou même très bien, cela s’écrit tout seul. Je n’ai pas à intervenir…

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  • G.D. Il y a une forme très forte dans les textes que vous écrivez. La structure est toujours très précise. Pourtant vous écrivez sans plan de navigation, en ne prévoyant rien à l’avance, en écoutant seulement… C’est très mystérieux.

J.F. La forme est très importante pour moi. Il y a ce mot allemand qui décrit bien ce que je recherche : stimmigkeit. La cohérence, la justesse de l’équilibre entre le fond et la forme. Tout doit être à sa place. En même temps, la logique de chaque texte est différente en soi. Et chaque logique a son rythme. J’ai un sentiment très précis de là où je dois continuer, là où je dois ajouter une virgule dans une fiction. Et quand je commence à écrire, c’est comme si après quelques pages, la logique était déjà établie, la plupart des choses sont déjà décidées, et on s’en rend compte après. Comme si tout était déjà écrit. En un sens, vous n’avez qu’à suivre le cours des choses. C’est un processus quasiment autistique, je dirais. Le sentiment de la forme doit être complètement juste. Bien sûr, il y a aussi une histoire de rythme, de musique, de changement de perspective : beaucoup d’éléments à faire tenir ensemble. Et en même temps, je tâche de me débarrasser de moi-même. Je pénètre dans un autre univers, je ne suis plus à la barre, je ne dirige pas le texte que j’écris. Quelque chose d’autre dirige. Le texte s’écrit de lui-même.

  • G.D. Donc, c’est un mystère pour vous aussi ?

J.F. Oui, c’est un mystère. Telle est pour moi l’écriture. D’un certain côté, l’histoire que je raconte, avec la forme employée, est déjà là. Je n’ai qu’à la retranscrire. J’agis comme un scribe. Il faut que j’écrive, avant que ça disparaisse. Mais avant que je l’écrive, c’est là. La logique est là. Je dois suivre le fil. Je n’ai qu’à écrire le texte qui m’attend, en un sens.

  • G.D. J’apparente chacune de ces pièces courtes à un rêve. Dans Pendant que la lumière baisse et que tout devient noir, on suit la logique des rêves. Liberté et Là-bas développent des situations de rêves. Et dans Vivre dans le secret, c’est un rêveur qui s’exprime.

J.F. C’est vrai. J’ai l’habitude de dire qu’écrire, c’est rêver de manière consciente – même si c’est un peu réducteur. Ce n’est pas exactement ça, bien sûr, mais il y a quelque chose de cela. Quand on rêve, quand on dort, on ne dirige pas vos rêves, quelque chose d’autre dirige. On suit la logique de la surréalité, la forme prédomine. Les rêves ne sont pas tous fascinants mais ils ont une forme singulière. Et c’est pareil pour l’écriture. Après, l’écriture est reliée à l’état de veille et même à la notion de responsabilité. Si l’on crée une forme, on a une responsabilité. On doit en être conscient.

  • G.D. C’est comme s’il y avait des pièces cachées dans vos pièces. Claude Régy disait que dans tout grand texte, il y a le texte à l’encre noire et le texte à l’encre blanche…

J.F. L’image est magnifique. C’est ce que j’ai appelé le langage silencieux. Il y a le langage écrit dans les pièces, sur le papier, mais ce n’est pas ce langage qui importe le plus – pour moi en tout cas. Le plus important, c’est ce langage silencieux, ce qui n’est pas écrit, ce qui est écrit entre les lignes, ce qui s’écrit dans ou par le silence.

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  • G.D. Dans votre œuvre, il est souvent question de transcendance et de disparition…

J.F. Écrire, créer, c’est disparaître ! Et c’est ce que j’aime autant dans le processus de l’écriture : disparaître, me débarrasser de moi-même, ne plus être présent.

  • G.D. Le poète français Paul Valet écrit : « Je suis loin de moi quand j’écris. »

J.F. C’est exactement ça ! Beaucoup de gens ont peur de l’invisible, de ce qu’ils ne peuvent pas comprendre, pas expliquer. Pas moi. C’est même tout ce qui m’obsède : tous ces liens avec l’invisible. Les gens ont besoin de tout contrôler, ils peuvent contrôler les choses visibles et rationnelles, mais il y a toutes ces choses invisibles qui agissent sur nous, qui nous font agir l’air de rien. Et il est très difficile d’en parler.

  • G.D. J'ai le sentiment que vous évoquez souvent dans vos poèmes l'origine perdue du langage, l'harmonie brisée entre le son et le sens.

J.F. Le langage est insuffisant. C’est la tâche de l’écrivain, en un sens, de dire ce que les mots ne peuvent pas dire. Et c’est la tâche du metteur en scène et de l’acteur de faire entendre le langage silencieux, ce qu’il y a en dessous des mots. Même si c’est impossible. Essayer de dire l’indicible, de faire voir l’invisible.

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Juillet 2025

Photos de répétitions © Vincent Pontet

Article publié le 19 septembre 2025
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Étincelles
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