Mettre en scène la Troupe

« Fanny et Alexandre » d'Ingmar Bergman. Mise en scène Julie Deliquet. Du 9 février au 16 juin 2019, Salle Richelieu.

Nombreux sont dans la littérature dramatique les procédés convoquant des personnages allégoriques (muses de la Comédie, de la Tragédie), agençant des enchâssements de pièces (la représentation de La Souricière dans Hamlet), mettant en scène une satire de la vie théâtrale qui participe bien souvent aux querelles qui l’agitent (comme la concurrence entre l’Opéra, la Comédie-Française et le Théâtre de la Foire au XVIIIe siècle), relayant et amplifiant les débats, polémiques et conflits qui animent le public concernant la réception des pièces, comme dans La Critique de l’École des femmes de Molière (1663).
Un type particulier de mise en abyme confronte la fiction à la troupe qui l’interprète. En se mettant elle-même en scène, cette dernière peut substituer au pacte d’illusion un pacte de connivence, en particulier dans des lieux comme la Comédie-Française où se tissent au fil du temps un rapport de compagnonnage avec le public.

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  • Le théâtre se met en scène sous forme d’allégorie des genres dramatiques comme dans la pièce de La Harpe, Les Muses rivales ou l’Apothéose de Voltaire, pièce en un acte en vers libres, représentée pour la première fois par les Comédiens-Français le 1er février 1779, à Paris, Pissot libraire, 1779. Liste des personnages comptant Momus (la Raillerie), Thalie (la Comédie), Melpomène (la Tragédie) et première page. © Coll. Comédie-Française
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  • Lithographie d’après Eugène Delacroix représentant une scène d’Hamlet, 1835. Hamlet commande une représentation théâtrale donnée devant la Cour, évoquant le sort de son père assassiné par opportunisme politique. Sa mère et Claudius, les commanditaires, se démasquent malgré eux à la vue du spectacle. © Coll. Comédie-Française

MANIFESTES POUR LE THÉÂTRE

Paradoxalement, la représentation d’une troupe en train de répéter, d’un théâtre en train de se faire, déjoue l’illusion pour faire triompher la vérité. En ce sens, pour certains dramaturges, le procédé se meut en véritable manifeste : la représentation du théâtre dans le théâtre, loin d’amplifier l’illusion à laquelle est soumis le spectateur, éveille une distanciation salutaire, au sens de Brecht (Petit organon pour le théâtre), et fait du théâtre un révélateur d’une réalité plus intense et plus évidente. Deux pièces, en particulier, peuvent illustrer cette catégorie de textes dramatiques. Gigantesque enchâssement qui, jusqu’au dénouement, vise à tromper à la fois personnages et spectateurs, L’Illusion comique de Pierre Corneille (1636) en est l’illustration parfaite, s’achevant en apologie du théâtre comme « révélateur » de la vérite. Primadant, sans nouvelles de son fils Clindor, va consulter le mage Alcandre, qui, par un procédé magique, lui dévoile sa vie, ses fréquentations et son destin tragique. Le père désespéré par l’annonce de la mort de Clindor se voit rassuré par Alcandre qui lève le voile sur l’artifice : les scènes que l’on a vues étaient en fait jouées par une troupe au sein de laquelle Clindor s’est fait comédien et joue la tragédie. Primadant ainsi éclairé pardonne à son fils et se range à l’avis d’Alcandre : comédien est un bien beau métier.

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  • Relevé de mise en scène de Louis Jouvet pour L’Illusion comique, 1937. Acte V, scène 1 : Primadant observe son fils s’échapper de prison puis apparaître deux ans plus tard dans un grand état de fortune. La mise en scène de Louis Jouvet laisse une très large place à la représentation du théâtre dans le théâtre en figurant sur scène une autre scène plus petite sur laquelle évoluent les protagonistes observés par Primadant. © Coll. Comédie-Française
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  • L’Illusion comique, mise en scène Louis Jouvet, 1937, scène de la fausse mort de Clindor. © Manuel frères / Coll. Comédie-Française

L’Impromptu de Versailles de Molière (1663) montre quant à lui sa troupe au travail : elle répète une pièce pour le Roi, égratigne au passage les concurrents de l’Hôtel de Bourgogne – comédiens infatués et ridicules – et démontre la suprématie de Molière dans l’art théâtral. Ce procédé inédit représentant une troupe se mettant elle-même en scène est d’une efficacité sans précédent dans le débat qui suit la création houleuse de L’École des femmes (1663), et démontre la supériorité de l’auteur sur ses contradicteurs qu’il parvient à faire taire, avec les armes mêmes du théâtre.

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  • Maquette en volume de Claude Lemaire pour L’Impromptu de Versailles de Molière, mise en scène Pierre Dux, 1975. Comme dans la mise en scène de L’Illusion comique par Jouvet, la scénographe a choisi de faire figurer un théâtre dans le théâtre. © Coll. Comédie-Française / P. Lorette
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  • Gravure anonyme représentant les comédiens en train de répéter dans L’Impromptu de Versailles de Molière, frontispice pour la pièce éditée dans les Œuvres complètes, Lyon, J. Lions, 1692, volume VII. © Coll. Comédie-Française

VIE QUOTIDIENNE DE LA TROUPE

Quand ce ne sont pas les querelles de troupes et les discours esthétiques portés par les unes et les autres que l’on illustre, on se moque volontiers des travers des comédiens. Une nouvelle fois, la connivence du public est requise. En se livrant à la caricature du métier, les auteurs exploitent le potentiel de fascination des acteurs, du lieu, de la vie théâtrale et de son fonctionnement.
Le quotidien de la Troupe est ainsi un sujet de choix pour des auteurs qui souffrent parfois d’être à leur merci : ainsi du prologue du Comédien-poète de Montfleury (1673) qui expose les circonstances de la réception de la pièce ou de L’Impresario de Smyrne de Goldoni (1759), qui présente une troupe de jeunes artistes venant comiquement tenter leur chance à Venise.

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  • Prologue du Comédien-poète de Montfleury, Paris, Pierre Prome, 1674. Dans la première scène, l’un des comédiens de la Troupe converse avec le poète, exposant les longs préparatifs des acteurs pour la répétition. L’auteur a demandé à répéter en costume – la première a lieu dans quelques jours – mais les comédiens mettent quelque mauvaise grâce à obtempérer. L’acteur n’a pas lu la pièce, une réécriture d’une comédie de Plaute, qu’il espère « assaisonnée » de quelques traits satiriques du temps. © Coll. Comédie-Française
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  • L’Impresario de Smyrne, gravure anonyme représentant la Troupe, dans une édition du XVIIIe siècle, acte II, scène 5. © Coll. Comédie-Française

Dans bien des cas, les comédiens jouent eux-mêmes leurs propres rôles, en particulier à la Comédie-Française. La Troupe devient héroïne théâtrale à part entière et peut ainsi gagner un public complice en le prenant à parti. Dancourt, comédien-auteur qui s’inscrit dans le sillage de Molière, est particulièrement friand de ce procédé de mise en scène de ses camarades, en particulier dans L’Opérateur Barry (1702) et La Comédie des comédiens ou l’Amour charlatan (1710). Dans le prologue de la pièce de Laffichard et Panard, Les Acteurs déplacés ou l’Amant comédien (1735), les acteurs de la Troupe contemporaine figurent comme personnages. Madame Dangeville, Messieurs Poisson, Montmeny, La Thorillière, Fleury, Mademoiselle Grandval, dialoguent avec la Ville de Paris personnifiée et la Folie qui prétend imposer une pièce sans réception. À l’occasion du centenaire de la mort de Molière (1773), Lebeau-de-Schosne écrit L’Assemblée. Le public y découvre celle des Comédiens-Français et les coulisses de la création – parfois sur le mode comique, l’auteur prenant un malin plaisir à dénoncer les défauts, les rivalités qui animent la Troupe, interprète de ses propres guerres intestines. La pièce en temps réel illustrant le quotidien de cette micro société s’achève sur l’apothéose de Molière.

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  • Registre des feux, 17 février 1773. Première représentation de L’Assemblée de Lebeau-de-Schosne, suivie de l’apothéose de Molière, à l’occasion du premier centenaire de sa mort (représentation à bénéfice pour l’érection d’un monument à la gloire de Molière). Tous les comédiens participent au spectacle et jouent leur propre rôle dans cette comédie qui figure une assemblée de comédiens. © Coll.Comédie-Française

DE LA TROUPE À L’ACTEUR : VEDETTARIAT ET HAGIOGRAPHIE THÉÂTRALE

Le vedettariat théâtral bénéficie de plusieurs vecteurs de diffusion dont le théâtre lui-même, à la Comédie-Française comme sur d’autres scènes. Sur son versant comique, les frasques d’Arnal, acteur du Palais-Royal, que le public a pu suivre dans la presse, inspirent à Labiche La Dame aux jambes d’azur en 1857. Mais plus sérieusement, l’évocation de la vie théâtrale dans les pièces elles-mêmes est aussi le prétexte pour se livrer à l’hagiographie des grandes figures du théâtre quand vient le temps de leur rendre hommage – à commencer par Molière, qu’une multitude de pièces de circonstances, prologues et avant-propos mettent en scène, mêlant parfois l’hommage à la parodie comme le feront Cocteau en 1963 avec L’Impromptu du Palais-Royal et Jean Poiret en 1974 avec L’Impromptu de Marigny, tous deux inspirés par L’Impromptu de Versailles. Nombre de ces pièces sont composées à l’occasion de l’hommage à Molière qui constitue chaque année un jubilé rituel.

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  • Gilles David dans le rôle d’Arnal dans la pièce de Labiche, La Dame aux jambes d’azur. La pièce créée au Théâtre du Palais-Royal met en scène l’acteur favori du public, le célèbre Arnal qui joua alors son propre rôle. En 2015, la troupe de la Comédie-Française l’interprète à son tour sous la direction de Jean-Pierre Vincent. © Brigitte Enguérand / Coll. Comédie-Française
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  • L’Impromptu de Marigny de Jean Poiret, donné au Théâtre Marigny, 1974. Pierre Dux commande à Jean Poiret, l’auteur de La Cage aux folles, une pièce qui mettrait en scène la Troupe actuelle, pour ouvrir une série de représentations données au Théâtre Marigny alors que la salle Richelieu est en travaux. Les grands classiques du répertoire sont donc revisités en version « pop », sous la houlette de Jacques Charon, metteur en scène. © Claude Angelini / Coll. Comédie-Française

Certains membres de la troupe de la Comédie-Française sont également évoqués comme figures tutélaires : les fantômes de Lekain et d’Adrienne Lecouvreur interviennent dans Le Journaliste des ombres ou Momus aux Champs-Élysées de Joseph Aude (1790), Lekain et Mlle Gaussin figurent dans Voltaire et Mme de Pompadour de Lafitte et Desnoyer (1832), Floridor dans Les Comédiens de Casimir Delavigne (1820) ou encore Montfleury dans Cyrano de Bergerac d’Edmond Rostand (1897). En 2012, Christophe Barbier livre Une histoire de la Comédie-Française mise en scène par Muriel Mayette-Holtz où il fait revivre les personnalités marquantes telles que Rachel, Mlle Mars, Voltaire…

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  • Michel Favory interprétant Montfleury face à Michel Vuillermoz en Cyrano, dans Cyrano de Bergerac d’Edmond Rostand, mise en scène Denis Podalydès, 2006. © Raphaël Gaillarde / Coll. Comédie-Française
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  • Elsa Lepoivre interprétant « le XIXe siècle » dans le rôle de Rachel, dans Une histoire de la Comédie-Française de Christophe Barbier, mise en scène Muriel Mayette-Holtz, 2012. © Christophe Raynaud de Lage / Coll. Comédie-Française

Certaines figures sont particulièrement romanesques. Adrienne Lecouvreur est à ce titre exemplaire : Armand-Jean Charlemagne s’en empare en 1817, Scribe et Legouvé en 1849, l’héroïne étant alors interprétée par l’étoile du moment, Rachel. L’opéra et le cinéma ne tarderont pas à en faire une légende.

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  • Mlle Moreau-Sainty dans le rôle d’Adrienne Lecouvreur (dans la pièce de Antony-Béraud et Valory, Odéon, 1830). Aquarelle anonyme. © Coll. Comédie-Française
  • Maquette d’Eugène Giraud pour Rachel interprète d’Adrienne Lecouvreur jouant Bajazet (dans la pièce de Scribe et Legouvé, Comédie-Française, 1849). Aquarelle. © Coll. Comédie-Française
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  • Maquette d’Eugène Giraud pour Rachel interprète d’Adrienne Lecouvreur dans deux costumes (dans la pièce de Scribe et Legouvé, Comédie-Française, 1849). Aquarelle. © Coll. Comédie-Française
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  • Adrienne Lecouvreur de Scribe et Legouvé. Acte IV : Adrienne (Mlle Rachel), la Princesse (Mme Allan), Athenaïs (Mlle Denain), de Bouillon (Samson), Michonnet (Regnier), l'abbé (Leroux), Maurice (Maillart). Gravure d’après le dessin de H. Valentin, 1849. © Coll. Comédie-Française

Nombre de spectacles utilisent également le lieu, les bâtiments de la Comédie-Française comme décors : le spectateur est invité à franchir le quatrième mur pour pénétrer l’univers fantasmatique des coulisses ou, à l’inverse, contempler sur scène comme dans un miroir la salle le renvoyant à sa propre réalité. Citons récemment les mises en scène de La Double Inconstance de Marivaux (2014) qui prend pour cadre le foyer des artistes du théâtre, Le Système Ribadier de Feydeau (2013) pour lequel le décorateur reproduit l’entrée du Théâtre du Vieux-Colombier ou encore La Règle du jeu, d’après Renoir (2017) et Faust d’après Goethe (2018), qui convoquent toute la Troupe dans des projections filmées.

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  • Florence Viala (Flaminia) dans La Double inconstance, mise en scène Anne Kessler, 2014. La photographe Brigitte Enguérand a choisi de prendre les acteurs au foyer des artistes, dans la pièce réelle ayant inspiré le décor. © Brigitte Enguérand / Coll. Comédie-Française
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  • Laurent Natrella jouant Faust dans la pièce de Goethe, adaptation, magie et mise en scène Valentine Losseau et Raphaël Navarro, 2018. La Troupe de la Comédie-Française apparaît en hologrammes pour la scène de la Nuit de Walpurgis. © Vincent Pontet / Coll. Comédie-Française

Pour Fanny et Alexandre, Julie Deliquet propose de mettre en scène une troupe dans son théâtre, renouant ainsi avec des traditions chères à la Comédie-Française.

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  • Fanny et Alexandre d'Ingmar Bergman, mise en scène Julie Deliquet © Brigitte Enguérand / Coll. Comédie-Française

Agathe Sanjuan, conservatrice-archiviste de la Comédie-Française, décembre 2018

Article publié le 11 avril 2019
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