Molière, un contemporain - de 400 ans

On connaît peu de choses de Molière. Que fut sa vie entre le jour du baptême de Jean (bientôt appelé Jean-Baptiste) Poquelin, le 15 janvier 1622, et le soir de sa mort, le 17 février 1673? Pour une personnalité aussi marquante, quand on ne peut pas connaître, on invente. Beaucoup. Il a été beaucoup inventé par les premiers auteurs de biographies de la fin du xviie siècle et du début du xviiie, que tout le monde a recopiés, en ajoutant de nouvelles anecdotes plus imaginaires les unes que les autres. Heureusement la célébration du bicentenaire de Molière en 1822 a correspondu au coup d’envoi des recherches documentaires. Des hordes de passionnés, qui se sont bientôt proclamés «moliéristes », ont écumé les archives des villes où il a vécu et joué; et au fil des ans, jusque dans la seconde moitié du xxe siècle, des découvertes ont été faites, mettant à bas l’essentiel du faux savoir qui, d’anecdotes en légendes, s’était accumulé.

À commencer par les récits de sa mort. Il suffit de convoquer les témoignages contemporains pour découvrir que Molière n’est pas mort sur scène à la fin de la 4e représentation du Malade imaginaire, mais chez lui, quelques heures après; qu’il ne fut nullement rongé par une longue maladie, mais brutalement emporté par une épidémie d’infections pulmonaires qui faucha des dizaines d’autres Parisiens. Ce qui conduit à renouveler entièrement la compréhension du Malade imaginaire, traditionnellement présenté comme une pièce testament, exutoire à la souffrance et à la perspective de la mort prochaine.

Plus généralement, que nous apprennent les documents authentiques qui ont émergé depuis deux siècles, archives notariées, livres de comptes et autres registres des théâtres, « presse people » de l’époque (les gazettes), mémoires et quelques correspondances, sans oublier les éditions de ses pièces parues de son vivant ? Rien sur le Molière intime, puisque a disparu sa correspondance qui nous aurait renseignés sur ses amours, ses amitiés, ses envies, ses goûts, ses lectures, ses pensées, ses fidélités et ses haines. Mais beaucoup sur le Molière social, l’acteur, le chef de troupe, l’artiste, ce qui aide à reconstruire un parcours et à réfléchir sur ses choix. Surtout si l’on combine cette approche historique avec une démarche archéologique qui se penche sur la « fabrication » de ses comédies afin de tenter de comprendre l’Auteur Molière.

Le Jean-Baptiste Poquelin que font apparaître ces documents est un fils de riche marchand, dont la clientèle était l’aristocratie et la bourgeoisie et qui avait en outre acquis au début des années 1630 une charge de « Tapissier Valet de Chambre du Roi », lui donnant statutairement – ainsi qu’à son fils – accès au pied du lit du souverain chaque matin, un trimestre par an. Bref, une trajectoire familiale en ascension qui justifie qu’on ait voulu faire franchir une étape de plus à Jean-Baptiste, l’aîné de la famille, en l’inscrivant dans un collège réputé du Quartier latin avant de l’envoyer entreprendre des études de droit à Orléans, la reprise du métier paternel étant dévolue au frère cadet. Une trajectoire qui souligne la rupture délibérée qui a conduit Molière à abandonner ses études, au tournant de 1642-1643, pour se jeter dans le théâtre avec Madeleine Béjart et sa fratrie.

Et les archives nous révèlent que, certes, le comédien avait passé quelques heures en prison en 1645 du fait de l’échec de sa première troupe, L’Illustre Théâtre, mais que la responsabilité n’en incombait pas à son père, fidèle soutien, n’en déplaise aux légendes, mais plus globalement à un public parisien encore trop peu nombreux. Et elles nous font découvrir Molière à peine un an plus tard inséré dans la meilleure « troupe de campagne » de France, la compagnie du duc d’Épernon, sillonnant le sud du Royaume et jouant dans des jeux de paume aménagés et les grandes salles des châteaux, devant les publics privilégiés qui comprenaient la langue française (les autres ne comprenant que l’occitan), vivant dans une confortable aisance et voyageant à son aise en carrosse ou en coche d’eau en ayant recours à des voituriers pour le transport du matériel ; donc, il faut le souligner, sans que rien n’évoque, même de loin, les images d’Épinal d’une troupe miséreuse. Enfin, les mêmes documents nous font apparaître cette troupe dont Molière ne tarde pas à prendre le contrôle – grâce à son aura et à sa capacité à écrire de petites « farces » – protégée, après Épernon, par les trois plus puissants barons du riche Languedoc, puis par le prince de Conti, cousin du roi. Tout cela préfigurant les extraordinaires revenus qu’allaient lui assurer ses triomphes parisiens quinze ans plus tard, faisant de lui un homme riche, ainsi que les protections d’un nombre croissant de seigneurs bientôt supplantés par le roi Louis XIV en personne.

Où l’on découvre désormais en Molière un homme de théâtre qui n’a rien de l’« auteur populaire » imaginé par le xixe siècle, en un temps où, pour une création, le prix d’une place debout au parterre était d’une livre et demi (environ 17 euros) quand un ouvrier parisien touchait 60 livres par an (660 euros). Mis à part quelques laquais qui accompagnaient seigneurs et grandes dames, le public est celui de la haute aristocratie des premières loges (et des chaises installées sur la scène), de la bourgeoisie instruite des gradins de l’amphithéâtre, et du « peuple » des riches marchands debout au parterre en semaine et souvent assis avec leurs femmes dans les secondes loges le dimanche. Dès lors, pour qui Molière écrit-il ? La réponse est, on le voit, en partie d’ordre sociologique.

Si un an après son retour à Paris à la tête de sa troupe (octobre 1658), Molière a connu un succès hors norme avec une petite comédie en un acte, Les Précieuses ridicules (novembre 1659), c’est qu’il avait « rencontré » un public particulier, le public mondain, ébloui par sa capacité à mettre en comédie ce dont il était question dans les salons (l’égalité des sexes, la nécessaire éducation des femmes, le mariage, la jalousie et la tromperie). Il avait touché la corde de l’autodérision, considérée comme une vertu par les mondains, et par là créé auprès d’eux un effet de connivence; il avait séduit les amateurs de parodie satirique, nombreux chez les lettrés; et il avait entraîné les spectateurs du parterre, ravis de voir caricaturés jusqu’au burlesque des codes qui leur étaient presque complètement étrangers. Ce qui permet de comprendre pourquoi six ans plus tard la « comédie de salon» du Misanthrope a été immédiatement – contrairement aux futures légendes – un succès.

En même temps, il avait ébloui le public mondain par une autre veine comique. Dans les salons les plus en vue, tenus par des dames raffinées prônant l’égalité des sexes et la pratique discrète et personnelle d’une religion naturelle, on avait en horreur les catégories éthico-sociales opposées, comme les bourgeois rétrogrades (obsédés par la supériorité du mari, la légèreté des femmes et la peur du cocuage), les dévots « zélés », les pédants et leur équivalent féminin, dites « femmes savantes » : et Molière leur a offert pour les faire rire les Sganarelle, les Arnolphe, les Orgon, les Tartuffe, les Philaminte, et même les Argan. Car le passage du dévot de la religion Orgon au dévot de la médecine Argan révèle un Molière sceptique qui partage avec ses amis libres-penseurs l’idée d’une équivalence religion médecine, deux formes interchangeables de superstition, manifestations de la crédulité humaine exploitée par des imposteurs. Un tel Molière ne serait donc plus avant tout un auteur de comédies morales et « de caractère » ? En fait, l’idée selon laquelle le but de la comédie serait de corriger les mœurs fut une posture adoptée brutalement à l’été 1664 pour défendre son premier Tartuffe en trois actes en faisant croire que, loin d’avoir voulu faire une satire des dévots obtus et de leurs directeurs de conscience, il s’était livré, en auteur moral, à une dénonciation du vice de l’hypocrisie.

Autrement dit, le théâtre de Molière n’est pas un théâtre sans idée ni sans enjeu moral : il joue avec les idées et les valeurs de ses contemporains pour en faire matière à comédies et touche à l’éternel humain en faisant monter sur son théâtre les comportements ridicules.

Georges Forestier

Ce Molière-là a beaucoup à voir avec les humoristes de notre époque; mais lui était en plus un homme de spectacle doué d’un extraordinaire sens du théâtre et d’un exceptionnel brio d’écriture. On comprend pourquoi quatre siècles plus tard il est toujours aussi présent.

Georges Forestier, historien du théâtre (Sorbonne Université) auteur de Molière (Gallimard)

Article publié le 19 janvier 2022
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