Rencontre avec Anne Kessler

Elle met en scène « Les Créanciers » d'August Strindberg. Du 31 mai au 8 juillet 2018, au Studio-Théâtre.

NOUS SOMMES PERDUS PARCE QUE NOUS AVONS PERDU

Strindberg présente Les Créanciers comme une « tragi-comédie ». Quel sens donnez-vous à ce sous-titre ?

En qualifiant lui-même sa pièce de cette façon, Strindberg en définit d’emblée la rigueur et la complexité. La nommer tragédie l’aurait contraint à reconnaître une autorité du destin, donc à minimiser la responsabilité des personnages. Ceux des Créanciers écrivent eux-mêmes leur histoire. La maladie dont ils souffrent, le syndrome de la dépossession, les conduit à ordonner le drame. Ils souffrent, mais ils ne subissent pas. Ils agissent dans la douleur. Voilà pour la tragédie.
La comédie, elle, doit s’entendre dans un sens très particulier : c’est la comédie amoureuse qui doit faire entendre, non pas la farce, mais le drame de l’irrationnel. Strindberg est un authentique précurseur ; ce qui est ici présenté, c’est l’absurdité de la passion et l’illogisme de ses méandres.
L’auteur s’adresse aux metteurs en scène de la pièce en leur disant : « C’est une tragi-comédie, n’en faites ni une tragédie ni un mélodrame. Ce qui est sain, c’est que le spectateur puisse rire des personnages, pour sa défense, pour son salut. »
Il faut toujours avoir à l’esprit, en abordant des poètes de la dimension de Strindberg, ces trois vers de Musset :
« Quel grand et vrai savoir des choses de ce monde,
Quelle mâle gaieté si triste et si profonde,
Que lorsqu’on vient d’en rire, on devrait en pleurer ! »

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Vous avez une longue histoire avec Strindberg, vous avez récemment interprété Laura dans Père, et mis en scène en 2006 Grief[s], un montage de textes où il était associé à Ibsen et à Bergman.

J’aime les auteurs du nord, c’est avec Ibsen et Le Canard sauvage, sous la direction d’Alain Françon, que j’ai commencé mon initiation. Strindberg est plus âpre, plus enfiévré, plus blessé qu’Ibsen. C’est Ingmar Bergman qui m’a amenée à lui.
J’ai, en effet, monté La Plus Forte, puis j’ai joué Père, et maintenant je me confronte aux Créanciers ; il s’agit de trois problématiques bien différentes, de trois pièces disjointes dont aucune n’est la déclinaison d’une autre. Elles ont pourtant en commun d’étudier, comme dans un long travail de chercheur, les poisons du couple : le grief dans La Plus Forte, l’angoisse de la paternité biologique dans Père, la douleur de la dépossession et de l’ingratitude dansLes Créanciers.

Qui peut prétendre connaître Strindberg ? On le redécouvre sous un autre angle à la faveur de chaque nouveau projet, avec une nouvelle exaltation et une nouvelle appréhension.

Plutôt que leur cruauté, leur monstruosité parfois, vous vous attachez à faire ressortir la dimension paradoxale des personnages.

Ce fonctionnement paradoxal me fascine parce que je pense que c’est ce qui obsède Strindberg. Malgré la brutalité de la situation qu’il décrit dans Les Créanciers, jamais l’amour n’est remis en cause. Ni Adolf ni Gustaf n’a renoncé à son amour pour Tekla. L’amour ne s’est pas transformé en haine. C’est l’équilibre de la relation amoureuse qui est rompu et qui produit ce constat douloureux partagé par les deux maris de Tekla : l’amour nous conduit à donner à l’être aimé et c’est ce don qui est à l’origine de notre perte, car il nous est secrètement reproché par celle qui en a bénéficié. Nous sommes perdus par ce que nous avons perdu. Ce que nous lui avons donné, nous nous l’étions, en réalité, donné à nous-mêmes, et elle s’en est emparée !
Pour faire apparaître cette réalité dans toute sa force, Strindberg doit, curieusement, la distordre, comme Vélasquez fait de saVénus au miroir, dont l’anatomie déformée restitue très exactement le naturel.

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Comment abordez-vous avec les acteurs ce règlement de compte qui peut s’apparenter à un meurtre psychique ?

Les acteurs que j’ai la chance de diriger sont magnifiques. Leur talent, leur autorité, leur charme sont immenses

Si nous parvenons à ce que le pire confine au sublime, nous aurons réussi notre pari. Il y a, dans le discours terrible que Gustaf tient à Adolf, la promesse d’un spectacle à la fois magnifique et monstrueux, fascinant et dévastateur : « Tu vas assister à la dissection d’une âme humaine… là… de l’autre côté de cette porte. »
Cette dimension expérimentale, clinique, voulue par Strindberg et affirmée par Gustaf, exclut tout recours à l’hystérie dans le jeu. Quand j'ai monté Grief[s], j'avais mis en exergue une phrase du réalisateur Nicholas Ray : « Tout metteur en scène se doit de donner au spectateur un sentiment exacerbé de la vie. » Je reste fidèle, après toutes ces années, à cette définition de mon travail. C’est exactement ce que je tente de faire. Ce sentiment exacerbé de la vie, je cherche à l’obtenir ici en faisant entendre chaque phrase, chaque mot échangé dans ce huis-clos, sans que rien ne puisse être mis sur le compte de la colère, qui brouillerait l’intensité de la douleur, ou de la haine, qui déformerait le tracé de l’amour et de son prolongement dans cette épreuve de la dépossession ressentie comme une « atteinte imprévue aussi bien que mortelle », pour reprendre les mots du Cid.

Avec Gilles Taschet, qui signe la scénographie, vous inscrivez ce huis-clos dans un vaste espace lumineux. Est-ce une façon d’aller à l’encontre de la noirceur du propos ?

Gilles Taschet, dont j'admire depuis longtemps les scénographies très pures, s'est servi de la hauteur de la cage de scène pour créer sur le petit plateau du Studio-Théâtre une sensation d’ampleur et de clarté. Je ne crois pas au « quatrième mur », même pour les pièces intimistes. Gilles est parvenu à élargir considérablement le champ de vision du spectateur et à installer la présence indispensable de la mer, sans la faire apparaître… en la suggérant par sa clarté. Nous avons imaginé cet hôtel, avec cette pièce qui est une ancienne chambre sans fenêtre sur la mer, réhabilitée avec un puits de lumière. C'est un lieu de passage, fréquenté seulement par les clients qui empruntent une passerelle, à l'étage. Le hall est plus loin.
C’est l’exact dispositif que réclame Strindberg, un lieu de confluence des regards propice aux indiscrétions.

C’est l’exact dispositif que réclame Strindberg, un lieu de confluence des regards propice aux indiscrétions.

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Propos recueillis par Chantal Hurault,
Dessins : Anne Kessler

Article publié le 09 mai 2018
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