Une implacable mécanique par Laurent Delvert

« Gabriel » d'après George Sand adaptation Laurent Delvert et Aurélien Hamard-Padis mise en scène Laurent Delvert du 21 septembre au 30 octobre 2022, Théâtre du Vieux-Colombier

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  • Aurélien Hamard-Padis. Gabriel fait partie des œuvres confidentielles de George Sand. Quel désir t’a conduit à t’y intéresser pour cette création au Théâtre du Vieux-Colombier ?

Laurent Delvert. Il s’agit pour moi de la poursuite du travail sur l’œuvre d’Alfred de Musset que j’ai entrepris avec Il faut qu’une porte soit ouverte ou fermée en 2017 puis On ne badine pas avec l’amour en 2021. Gabriel s’est ajouté à la liste de mes lectures préparatoires pour Badine. Il m’est alors apparu un lien très fort entre les deux pièces et il m’a semblé intéressant de les faire se répondre, de donner à entendre le point de vue de George Sand en écho à celui d’Alfred de Musset. Le projet était alors de monter Gabriel en parallèle d’On ne badine pas avec l’amour – un diptyque en quelque sorte – avant que la crise sanitaire n’éloigne dans le temps ces deux créations. Ces pièces sont traversées par des questions qui me sont chères, celles du rapport entre les femmes et les hommes, de la possibilité de l’amour, du mariage comme contrat social. Badine contient nombre de formules utilisées par Sand dans les lettres qu’elle écrivait à Musset et je ne peux m’empêcher de percevoir, dans les orages et la jalousie d’Astolphe, des résonnances avec le comportement de Musset au cours de son intense liaison avec Sand, lui qui était inconstant et sujet à des crises.
Lorsqu’elle écrit ce texte, en 1839, George Sand a déjà enduré des relations éprouvantes, non seulement avec Musset mais aussi avec Casimir Dudevant, son mari violent et méprisant, dont elle a eu peine à divorcer. Elle porte donc un regard d’autant plus aiguisé sur la domination masculine qui m’interpelle fortement. Quand j’ai lu Gabriel, ce texte m’a fait l’effet d’une bombe à retardement. C’est un sujet qui ne cesse malheureusement d’être actuel. Sand compose ici un manifeste sur la nécessité pour les femmes et les hommes d'être égaux, en droit et en pratique. Ce manifeste dramatique, en actes, incandescent et émouvant puisqu’il met en jeu des corps dans une expérience de pensée percutante, je pense important de le donner à entendre aujourd’hui.

  • Aurélien Hamard-Padis. Le texte se présente sous la forme d’un roman dialogué, que George Sand a publié en feuilleton dans la Revue des Deux Mondes. Il comporte une trentaine de personnages et nécessiterait sans doute 5 ou 6 heures pour être joué en entier… Quels ont été les grands axes qui ont présidé à cette adaptation ?

Laurent Delvert. George Sand voulait absolument que Gabriel soit joué sur scène : en vain, elle a remanié son texte de nombreuses fois et durant près de 25 ans ! Elle finira par confier son travail à un dramaturge en lui donnant carte blanche pour y parvenir. Je trouve qu’elle nous donne là une licence assez géniale pour nous emparer du projet avec grande liberté ! L’idée principale qui nous a guidés au cours de l’adaptation a été de rendre apparent et sensible le chemin initiatique de Gabriel. Femme issue d’une expérience éducative qui l’a dotée de toutes les armes, légitimité comprise, dont dispose un homme dans le monde, elle va tenter d’y trouver sa juste place. Nous avons conservé autour de Gabriel sept personnages du roman dialogué, comme autant d’archétypes structurant la société patriarcale et forgés par elle. La pièce s’organise donc en séquences où Gabriel, rencontrant ces sept figures, va se confronter tour à tour à l’altérité, l’amour, l’amitié, la joie, la justice, les peines, la jalousie, la mort.
Face à l’immensité de l’œuvre, nous nous sommes ainsi efforcés de mettre en lumière les différents jalons dramatiques de l’expérience sensible que nous propose de vivre Sand. Si nous avons tenté de rester fidèles à l’esprit de la langue de la romancière, il a fallu parfois aller plus au nerf de l’expression, en libérant le texte de ce qu’il donnait à voir au lecteur pour laisser les actions exister au plateau, et accentuer la résonnance active avec notre époque, pour dessiner un geste théâtral net et tranchant.

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  • Aurélien Hamard-Padis. Ce geste théâtral, de quelles intentions le nourris-tu ?

Laurent Delvert. Gabriel, comme tous les jeunes de son âge, devrait suivre un chemin initiatique qui lui permette de grandir et de s’émanciper. Ici, dans cette pièce marquée par le sceau de la tragédie, c’est tout l’inverse qui se déroule. Le dispositif que met en place George Sand – une femme à qui l’on fait croire qu’elle appartient au rang des dominants et qu’on éduque comme telle – témoigne d’une affirmation d’égalité totale sur le plan de la nature. Pourtant, c’est une véritable descente aux enfers que vit son héroïne : la société qu’elle rêve de découvrir quand elle sort de son huis-clos se révèle, ouvertement comme insidieusement, réactionnaire et patriarcale. Son chemin initiatique est celui d’une émancipation impossible dans le champ social puisque la seule issue, pour le monde et pour elle, sera la mort, résultante finale de la machination dans laquelle elle est prise, et réponse radicale à son désir absolu de liberté.
Je souhaite donner vie au plateau à cette dimension tragique, à l’implacable mécanique faite d’hommes et de femmes qui broie Gabriel, pour créer le choc voulu par Sand et exprimé à la fin de la pièce : chacun de nous, dans notre aveuglement face aux rapports de domination, dans lesquels nous sommes à la fois pris et partie prenante, est responsable de l’impossible émancipation de Gabriel. C’est ce qui me frappe dans la « pure fantaisie », ce conte que propose Sand : elle montre comment une loi de majorat inégalitaire forge un monde injuste, mais surtout elle s’extrait des contingences de son temps pour nous parler d’un système de pensée profondément patriarcal. Cela est prégnant à plusieurs reprises, par exemple dans le comportement d’Astolphe : amoureux, il accepte Gabriel dans toute sa complexité, mais il est très vite rattrapé par son schéma parental et souhaite faire d’elle une femme au foyer obéissante. Pour sa part, Faustina est une courtisane qui, bien que présentant une indépendance intellectuelle évidente, ne peut réellement assumer la sincérité de ses sentiments ; souffrant du manque d’argent, elle doit se conformer à l’idéal du plaisir masculin. C’est le dispositif d’expérimentation dramatique qui m’intéresse ici. Tous les personnages constituent et organisent autour de Gabriel une société froide et implacable : les rencontrant un par un, refusant de correspondre à un schéma préétabli, elle les renvoie à l’intolérable de leur condition en faisant ressortir ce qu’il y a de pire chez eux. La liberté de Gabriel renforce la soumission de Faustina, la jalousie d’Astolphe, les remords de Settimia… Le système, la rejetant de toutes parts faute de pouvoir l’incorporer, la pousse dans ses retranchements pour finir par la mettre à mort.

  • Aurélien Hamard-Padis. Comment traduis-tu, en actes et esthétiquement, ce parcours et ces rencontres ?

Laurent Delvert. Le dispositif expérimental dont je viens de parler a compté dans la conception de l’espace et de son occupation par les interprètes : il s’agit de donner corps à cette mécanique du monde qui entraîne et emporte Gabriel vers sa destinée de façon froide, impitoyable, sans échappée possible. Pour matérialiser au plateau cette sensation de manifeste, de dénonciation, nous allons raconter cette histoire avec une troupe qui vient porter cette parole commune. Les personnages ne laisseront jamais Gabriel seule. Toutes et tous, en permanence au plateau, participeront à la narration, depuis leur entrée en scène et jusqu’à la résolution finale, la mort de Gabriel. La scène est traversée par une grande ligne de vie en acier, de type industriel, comme une immense horlogerie qu’on aurait démontée, et qui dessine tantôt une fenêtre, tantôt une porte, parfois des choses plus abstraites. Nous allons grâce aux lumières attribuer des valeurs différentes à cet espace, et faire de la sorte exister la multiplicité des lieux qui jalonnent la cavale de Gabriel et d’Astolphe : château, prison, masure à la campagne, rues de Rome… À l’intérieur de cette ossature, où les acteurs constitueront la chair du système, le son donnera la pulsation de ces rouages, pour donner vie à cette expérience et rendre tangible l’explosion à venir. Sand joue avec la transposition, proposant une Renaissance italienne stylisée qu’elle pare de nombreux emprunts historiques et autres clins d’œil, qui s’étendent de la Renaissance jusqu’au XIXe siècle. Je pense à la loi de majorat que subit Gabriel, qui calque son nom sur la loi de transmission de titres napoléonienne, comme au Code civil de 1808 qui indiquait que « la femme doit obéissance à son mari », règle en vigueur dans le mariage qu’Astolphe souhaite, à la fin de la pièce, imposer à Gabriel. Pour suivre l’esprit de Sand, qui procède à ce décalage pour mieux nous parler des problématiques de son temps, il nous a paru important que l’espace, les costumes et le son racontent aussi à leur manière que nous sommes traversés par toutes ces périodes, emplis d’une culture qui nous constitue. Ainsi, l’espace scénique est unifié par une grande dalle, comme une trace de l’Italie lointaine, un sol d’église ou de château, vestige de l’ancien système, passé indélébile dont nous sommes chargés, et sur lequel il nous faut travailler à inventer aujourd’hui.

Entretien réalisé par Aurélien Hamard-Padis,
Dramaturge et coadapteur

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Photos de répétitions © Vincent Pontet

Article publié le 05 juillet 2022
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