Une mosaïque de nos vies

« Forums » de Patrick Goujon, Hélène Grémillon, Maël Piriou. Conception et mise en scène Jeanne Herry. Du 22 janvier au 1er mars 2020, Théâtre du Vieux-Colombier.

ENTRETIEN AVEC JEANNE HERRY

Chantal Hurault. Pour cette pièce qui traite des forums Internet, vous avez fait appel à trois auteurs. Comment s’est déroulé le processus d’écriture et quels en étaient les enjeux ?

Jeanne Herry. Lorsque Maël Piriou m’a proposé ce projet, j’ai pensé que cet élargissement répondrait à l’incroyable diversité que l’on trouve dans les forums, que ce soit en termes d’expression ou d’appréhension de la vie. Maël Piriou a un sens de l’observation à la fois fin et ludique qui correspond bien à cette matière dont nous avons immédiatement pressenti l’émotion et la drôlerie. Patrick Goujon se glisse avec aisance dans le for intérieur de ses personnages et apporte une teinte bleu pâle, une poésie et une mélancolie. Il a passé du temps sur les forums, éprouvé le fait d’y aller régulièrement et de nouer des contacts. Il a choisi de ne pas y retourner durant l’écriture tandis qu’Hélène Grémillon s’est pour sa part plongée dans cet univers qu’elle ne connaissait pas. Elle y a été fascinée par cette parole que l’on entend rarement aussi librement. Ces approches, propres à chacun, se sont avérées complémentaires les unes des autres.

Les auteurs n’ont eu qu’une seule contrainte : que les situations ne puissent s’incarner que sur un forum.

Ils ont travaillé isolément, à la première personne je dirais, puis après quelques allers-retours avec chacun, j’ai organisé une sorte de résidence avant de construire moi-même le déroulé dans un équilibre de scènes de groupes, chorales, plus restreintes ou solitaires. J’ai pensé la pièce telle une mosaïque de nos vies, pour sept acteurs qui prennent en charge plus d’une centaine de personnages, dont certains que l’on croise une ou deux fois, d’autres récurrents que l’on suit à travers leurs posts et leur parcours sur un ou plusieurs forums.

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C. H. Porter sur une scène de théâtre un tel monde relève du défi, d’autant plus que vous avez pris le parti d’évacuer le plus possible la présence d’écrans et d’ordinateurs…

L’ enjeu était d’imaginer une pièce qui se déroule exclusivement sur Internet avec le moins d’écrans possible.

J. H. À part un tableau où l’on voit les personnages écrire sur leur téléphone, les autres s’en passent. Lorsque je travaille au théâtre, ce sont les résolutions au plateau qui me motivent et je voulais que les acteurs empoignent concrètement l’immatériel.

Du point de vue de la matière textuelle, c’est l’endroit de l’écrit par excellence et pourtant tout y est très oral.

Plus on avançait dans le processus d’écriture, plus je trouvais riche et pertinent de porter ce monde sur une scène. On est face à un vrai phénomène car, alors que l’on ressent la fin d’un rapport à l’ écriture, les forums sont un déversoir de mots : des milliards de mots, à toute heure du jour et de la nuit, chez soi, dans les cafés, au bureau, dans les transports en commun. La difficulté pour les acteurs est de ne jamais lâcher le corps de cette langue, à prendre au premier degré, tout en personnalisant la voix qui parle. Il y a beaucoup de plaisir à jouer avec ses codes, les abréviations, les contractions du type SLT, TKT, sans faire l’impasse sur les fautes d’orthographe ! Même les smileys sont très amusants à prendre en charge dans le flux des paroles.

L’idée étant d’entrer pleinement dans ce monde virtuel, la réflexion que j’ai menée avec Jane Joyet pour la scénographie a consisté à offrir aux acteurs un vrai terrain de jeu au sein d’un espace évolutif, fait de plusieurs hauteurs et profondeurs, qui passe sans cesse du cloisonnement au décloisonnement.

Nous sommes parties de l’opacité de la toile, englobante, avec un cadre de scène totalement obstrué, qui s’anime à travers des fenêtres coulissantes, rappelant alors le plateau de L’Académie des neuf, une émission télévisée très populaire dans les années 1980.

Cette ouverture a l’avantage d’induire immédiatement un rapport spatial et à plusieurs échelles. Puis l’on découvre les profondeurs de l’antre. Les séquences s’enchaînent ou se répondent, on se déplace dans l’immensité de ce monde virtuel et très concret, en passant quelques-unes de ses multiples portes ou en suivant un de ses longs couloirs qui se croisent. L’autre image fondatrice est une salle des pendus, en référence à celles qui servaient de vestiaire aux mineurs. Très graphique, la multitude des habits suspendus, tout en nuances de bleus, démultiplie – virtuellement je dirais – le nombre de silhouettes au plateau. Elle pose la nature particulière des personnages, défaits de leur chair, sans balises, et raconte le mouvement de la masse compacte à la singularité.

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C. H. Retrouve-t-on dans l’anonymat des forums le masque théâtral et son caractère exutoire ?

J. H. On y avance effectivement masqué, sous couvert de pseudonyme, ce qui libère les pensées, même les moins admises ou les plus confuses. S’il y a un effet miroir de la société, les conventions relationnelles sont quasiment opposées : aucun rapport physique, pas de photo en « conversations publiques », donner ou demander un prénom, une profession y est choquant. En revanche, les gens se confient sans préambule sur leurs rapports à l’amour, à leur corps, à la maladie… Le forum va en ce sens aussi a contrario des réseaux sociaux où l’on met en scène une image de soi la plus positive possible.

L’appellation du forum exprime que l’on se rend dans cet espace immense, immatériel, comme sur une place publique où l’on sait que l’on pourra parler, poser une question ou proposer un service. À ceci près qu’ici, le masque désinhibe. Tout s’exprime de façon excessive, nos lâchetés ou nos folies, les degrés de violence comme d’empathie sont décuplés.

C. H. Ce sujet sociétal est-il l’occasion de mettre en scène une « comédie humaine » ?

J’ai l’impression que l’on s’excuse de faire une comédie en lui accolant le terme d’« humaine ». Mais oui, il y a beaucoup de comédie dans cette pièce. Les forums sont, comme je le disais, une réserve extraordinaire d’ignorances ou de névroses qui dépassent notre imagination et en deviennent irrésistiblement drôles.

J. H. Dans l’écriture, la construction par tableaux a permis d’avoir un large panel de ce qui s’y passe, dans des traitements plus ou moins condensés. Cela, sans passe outre le sexisme, l’antisémitisme ou l’islamophobie qui s’y déploient allègrement malgré lesdits modérateurs.
C’est le lieu de l’« hyper-pour » ou de l’« hyper-contre » avec des débats d’idées qui virent rapidement à la foire d’empoigne ! C’est aussi le lieu d’une paranoïa affolante à l’encontre des cadres officiels – médecins, juristes, etc. – qui génère des questions absurdes et des réponses qui le sont encore plus ! Elle dit aussi combien nous manquons dans la vie courante d’espaces pour l’expression de soi.

Devant ce débordement de situations inavouables, devant tant de solitude et de misère, l’humour nous sauve. Il permet de rester hors de tout jugement, ce qui était très important pour moi car l’idée n’est absolument pas de faire un traité ou un procès des forums Internet.

C. H. Loin de l’esthétique froide ou high-tech généralement attribuée à l’univers d’Internet, vous en offrez une approche très humaine.

J. H. J’ai toujours trouvé un peu surfait l’aspect glacial qu’on lui attribue. N’étant pas moi-même une adepte d’Internet, j’ai pu avoir l’impression de me noyer dans un fleuve névrotique informe. Cependant, lorsqu’on plonge dans cet univers, on découvre aussi qu’il est chargé de vibrations, de marques de solidarité collective, qui sont fascinantes jusque dans leurs excès.

Ce qui m'a le plus touchée je pense, ce sont toutes ces questions postées jour et nuit, qui disent combien il est dur de vivre.

Qu’il s’agisse de percer un carrelage, d’élever ses enfants, de faire face à la maladie ou à ses démons, il s’agit d’une mise à nu brute, brutale parfois, mais d’une grande expressivité.

Ce que nous mettons en scène avec cette pièce, ce sont, comme dans la chanson de Souchon, toutes ces "foules sentimentales".

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Entretien réalisé par Chantal Hurault,
Responsable de la communication et des publications du Théâtre du Vieux-Colombier

Photographies de répétition © Brigitte Enguérand, coll. Comédie-Française

Article publié le 19 décembre 2019
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