« Cyrano de Bergerac » à la Comédie-Française. De la pièce pour vedette au spectacle de troupe.
On pourrait dire que Cyrano de Bergerac a été créé contre la Comédie-Française. En 1897, alors qu’elle est toujours empêtrée dans le procès qui l’oppose au comédien Coquelin aîné – ce dernier prétend jouer à Paris bien qu’il ait quitté la Troupe, contrevenant aux usages, aux règlements et exerçant une concurrence contre ses anciens camarades – le comédien star crée le rôle de Cyrano au Théâtre de la Porte-Saint-Martin, son ultime provocation. La pièce devient légendaire. Pourtant, 126 ans après sa création, l’œuvre d’Edmond Rostand constitue une pièce phare de son répertoire. Par quel processus d’appropriation les Comédiennes et Comédiens-Français se sont-ils emparés de cette pièce, une des plus attendues du public, encore aujourd’hui ?
Tout jeune auteur, Edmond Rostand rencontre le sociétaire Maurice de Féraudy et c’est par son entremise que sa première pièce_, Les Deux Pierrots_ ou le Souper blanc est lue au Comité de lecture, mais refusée. Déçu, l’auteur de 26 ans tente une seconde fois sa chance avec Les Romanesques, acceptés et joués en 1894. De cette première expérience au Français, malgré le succès, il retient la difficulté, en tant qu’auteur, de s’ingérer dans les répétitions – domaine alors réservé des comédiens et comédiennes qui n’en sont pas moins éblouis par ses qualités d’écriture. Ils voient en lui un possible renouveau du théâtre en vers à une époque où nombres d’auteurs se détournent de la Comédie-Française pourtant à la recherche d’un nouveau répertoire. Rostand n’est pour sa part pas pressé de retourner devant le Comité de lecture.
Pour sa pièce suivante, La Princesse lointaine (1895), il s’adressera à une actrice qui est à elle seule une vedette, une troupe, un théâtre, une renommée internationale : Sarah Bernhardt. L’entente est parfaite. Suivront La Samaritaine, L’Aiglon…
Pour l’heure, son grand projet est Cyrano qu’il écrit pour un autre immense acteur, Constant Coquelin, parti comme Sarah Bernhardt en claquant la porte du Français. En théorie, il n’y a pas de vedette au Français. En pratique, à cette époque, toute étoile file hors de l’orbite du théâtre de la rue de Richelieu.
Le processus d’écriture associe étroitement l’acteur, que l’auteur consulte, lui faisant lire le texte à ses différentes étapes, quasi quotidiennement. L’acteur en demande toujours plus, jusqu’à ce que le rôle-titre comprenne 1432 vers. Le spectacle est joué au Théâtre de la Porte-Saint-Martin mais son élaboration est compliquée : les costumes et décors sont coûteux, Rostand s’embourbe dans les difficultés matérielles qui augmentent sa neurasthénie naturelle. Après moult recherches, le nez idéal est réalisé en diachylon, un emplâtre utilisé en médecine. Le 27 décembre 1897, la première est un triomphe. La pièce est traduite et jouée à l’étranger. Après la mort de Coquelin en 1909, Charles Le Bargy, lui aussi sociétaire déserteur – pour participer aux débuts du cinéma de fiction – reprend le rôle. La presse note moins d’ironie et plus de sensibilité dans son interprétation.
Devant le concert de louanges, la Comédie-Française est bien penaude. Même le sévère critique Sarcey s’enthousiasme, pour lui Cyrano renouvelle la littérature dramatique : «Quel bonheur ! Nous allons donc enfin être débarrassés et des brouillards scandinaves et des études psychologiques trop minutieuses et des brutalités du drame réaliste. Voilà le joyeux soleil de la vieille Gaule qui, après une longue nuit, remonte à l’horizon. » Le théâtre de Rostand apparait alors comme une nouvelle veine à la fois épique et poétique, rompant tant avec le naturalisme que le symbolisme. Pour la critique, la pièce de Rostand donne un nouveau souffle au théâtre français.
Plus qu’à côté de l’auteur, la Comédie-Française est passée à côté de Cyrano. En 1908, elle dédaigne sa proposition d’un « Faust d’après Gœthe », faisant réponse qu’on « préfèrerait une œuvre originale », autrement dit, une œuvre aussi ambitieuse que Cyrano, aussi représentative de l’esprit français qui a galvanisé le public. Après la mort du poète, en 1924, une polémique éclate dans la presse : le sociétaire André Brunot s’est essayé au rôle de Cyrano en province alors que la pièce est encore jouée avec grand succès à la Porte-Saint-Martin. Pour l’administrateur Émile Fabre, sa place est à la Comédie-Française, mais Maurice Rostand, le fils d’Edmond, ne l’entend pas ainsi. La représentation de la pièce est moins une affaire artistique qu’une affaire de droits, de contrats et d’argent. Autre tentative en 1928 : le Français demande Cyrano à sa veuve, mais l’exclusivité de la Porte Saint-Martin court encore pour dix ans. En 1931, nouvel impair de la Comédie-Française : Maurice Rostand se dit blessé par la proposition de l’administrateur de « prendre Chanteclerc à condition d’avoir Cyrano ». Maurice Rostand souhaitait en effet faire jouer à la Comédie-Française la pièce animalière qui nécessite des moyens colossaux tandis que l’administrateur comptait sur Cyrano, un succès assuré. Le légataire de Rostand promet que Cyrano ne sera pas donné avant longtemps à la Comédie-Française. En 1933, nouvelle offensive de Maurice Rostand pour « placer » Chanteclerc, projet une fois de plus jugé trop coûteux par le Comité d’administration : «Ainsi qu’il l’a dit en 1930, le Comité ne croit pas que la Comédie puisse monter Chantecler sans avoir la compensation de trouver un bénéfice dans les représentations de Cyrano de Bergerac ou de L’Aiglon », note-t-on dans le registre du Comité.
Pourtant, la Comédie-Française semble avoir l’interprète idéal en la personne d’André Brunot. Dans Les Nouvelles littéraires du 14 juin 1939, Maurice Martin du Gard écrit : «On ne peut nier que les comédiens ont souvent une grande influence sur leurs auteurs. [Rostand] se soumit avec allégresse à Coquelin aîné et à Sarah, il écrivit pour eux. Mais si, au lieu de Coquelin aîné, Edmond Rostand avait eu Brunot sous la main, par exemple, il est fort probable que son Cyrano eût composé un personnage plus proche de lui-même, d’ailleurs, car en dépit de sa légende, il était un méditatif à la Don Quichotte et ressemblait plus à Cervantes qu’à Cyrano. Qui sait ! M. Brunot répond à un vœu profond du poète. »
Le projet Chanteclerc ne verra jamais le jour, en revanche, Cyrano est monté pour la première fois à la Salle Richelieu en 1938 dans une mise en scène de Pierre Dux avec André Brunot dans le rôle-titre. Le metteur en scène a confié décors et costumes à Christian Bérard : « Informé, classique de nature, [Pierre Dux] a paru céder au prestige de Christian Bérard, artiste fort original, inspiré par la fantaisie la plus colorée, mais qui ne s’embarrasse pas toujours d’un gros respect pour la tradition, l’histoire, ou simplement pour les auteurs qui ont pris soin de publier avec leur texte, leurs indications scéniques », lit-on dans la presse.
Au fil des années et jusqu’en 1959 (avec près de 500 représentations), cette mise en scène est reprise avec une alternance d’interprètes dans le rôle de Cyrano. S’y succèdent, outre André Brunot, Denis d’Inès, Pierre Dux, Jean Martinelli et Paul-Émile Deiber. La Troupe est alors la seule à même de jouer la pièce nécessitant une grande distribution.
En 1964, la nouvelle mise en scène de Jacques Charon distribue Jean Piat dans le rôle-titre. Les décors et costumes de Jacques Dupont, dans des tons pastel, laissent place à l’onirisme et au conte de fée : deux chevaux en chair et en os tirent le carrosse de Roxane au 4e acte. Une polémique éclate alors dans la presse belge : le Théâtre National se voit interdire de jouer Cyrano en français par la Comédie-Française en vertu d’une exclusivité acquise auprès des ayants-droits jusqu’en 1968. Le Français mène alors une politique similaire vis-à-vis d’un autre grand auteur qu’elle a rattrapé tardivement : Georges Feydeau. Elle est vertement critiquée, l’impossibilité de faire tourner Cyrano réservant alors la pièce quasi exclusivement au public parisien. Autre succès, la mise en scène est reprise avec de nouveaux Cyrano (Jacques Destoop, Alain Pralon, Jacques Toja) jusqu’en 1976 où 21 représentations sont données au Palais des Congrès (3 700 places) pendant une période de travaux de la Salle Richelieu.
En 2006, Denis Podalydès offre une nouvelle mise en scène avec les décors d’Éric Ruf et les costumes de Christian Lacroix. La pièce, plébiscitée par le public et la critique, est reprise au fil des années jusqu’en 2017 : de très nombreux comédiennes et comédiens se succèdent dans la distribution pléthorique à l’exception du rôle-titre que tient Michel Vuillermoz et celui de Roxane tenu par Françoise Gillard. Comme d’autres pièces fréquemment reprises, la mise en scène joue le rôle de ferment au sein de la troupe ; tout pensionnaire entrant à la Comédie-Française se trouve intégré dans cette mise en scène qui nécessite une très large distribution. Le Molière décerné à la Troupe en 2007 est bien le signe que Cyrano de Bergerac est définitivement devenu une pièce de troupe.
Cette saison, Emmanuel Daumas monte un nouveau Cyrano en troupe resserrée à douze acteurs et actrice. On retrouvera dans les décors et costumes l’onirisme de certaines mises en scène, la rêverie qu’a voulu Rostand et qui avait déjà tant séduit à la création de la pièce.
Agathe Sanjuan, conservatrice-archiviste de la Comédie-Française
Visuel : Photo du programme illustré, 1897-98, Cyrano de Bergerac,, Collection Comédie-Française
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