Entretien avec Tiago Rodrigues

Tiago Rodrigues dévoile les grandes lignes de son travail avec la Troupe. Les comédiennes et comédiens y incarnent une équipe préparant « Hécube » d’Euripide, tandis que l’actrice du rôle-titre est impliquée dans un procès contre une institution pour maltraitance sur son enfant autiste.
« Hécube, pas Hécube » : comment l’antique nourrit le présent, en quoi l’art est entaché de la vie et inversement.

Le spectacle, créé le 30 juin 2024 au Festival d'Avignon puis présenté au Théâtre antique d'Epidaure dans le cadre du Festival d'Athènes et d'Epidaure, et en tournée en France et en Europe, arrive enfin à la Comédie-Française, Salle Richelieu.

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  • Laurent Muhleisen. La trame de votre pièce repose sur un principe de superposition. À l’histoire de la femme troyenne vient se mêler un drame personnel – celui d’une actrice, de nos jours, répétant le rôle d’Hécube – pour lequel elle réclame justice. Comment en êtes-vous arrivé à ce processus ?

Tiago Rodrigues. Deux raisons fondamentales : l’une d’ordre pérenne, l’autre circonstancielle m’ont amené à cette idée de superposition, que j’appellerais volontiers « écrire à côté, ou entre les lignes d’Euripide ». On revient toujours aux tragédies grecques en se posant les questions suivantes, mal formulées à mon avis : quel sens ont-elles aujourd’hui ? Comment peuvent-elles encore nous parler ? Sont-elles vraiment intemporelles ? Je préfère poser la question inverse : notre monde a-t-il encore un sens vu à travers le prisme de la tragédie grecque ? Demeurons-nous cette espèce humaine dont parle Euripide ? La raison circonstancielle est liée à mon observation quotidienne des comédiennes et des comédiens avec lesquels je crée, à la façon dont je les vois s’emparer du travail tout en faisant face à des problématiques de leur vie privée – familiale, politique, citoyenne. Au fond, je pense que le théâtre sert davantage à ma vie que ma vie ne sert au théâtre. Lors d’une création en Suisse, j’ai suivi une affaire médiatique autour d’un cas de maltraitance d’enfants porteurs d’autisme placés dans une institution. J’ai pris contact avec des parents d’enfants porteurs de troubles autistiques et ces échanges m’ont donné l’envie d’écrire une fiction sur ce sujet. J’ai réfléchi à la façon dont nous, société humaine défendant des valeurs démocratiques, sommes encore très négligents et impuissants face à la violation de droits fondamentaux d’individus vulnérables, qu’il s’agisse de personnes porteuses d’autisme, en situation de handicap, ou simplement âgées. Or, dans Hécube d’Euripide la question de la justice est intimement liée à la question de la vulnérabilité.
Foncièrement, ce dont il est question dans Hécube, c’est de la définition d’une limite – liée à ce qu’on appellerait aujourd’hui le droit international – qui permettrait de reconnaître par essence la dignité de l’autre, même vaincu, même réduit à l’esclavage. À la fin de la guerre de Troie, Hécube peut concevoir pourquoi Achille depuis la tombe réclame la mort de sa fille Polyxène, pourquoi cette guerre maudite lui a volé ses enfants chéris. Mais le fait qu’un ami, le roi de Thrace, à qui elle avait confié le soin de son plus jeune fils, Polydor, ait pu la trahir par cupidité en assassinant le dernier de ses enfants, voilà qui la confronte à un « crime inouï, au-delà de la parole et de la pensée », comme elle le dit elle-même.Le fondement de la dignité humaine a été outrepassé. Il y a là crime contre l’humanité, non seulement parce qu’il y a violation du devoir d’hospitalité, mais aussi parce qu’il y a meurtre du plus vulnérable des vaincus.

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  • L.M. Ce principe de juxtaposition s’inscrit dans un procédé que vous affectionnez particulièrement : écrire le texte de vos spectacles au fur et à mesure du travail de répétition avec les comédiennes et les comédiens. Comment avancez-vous, dans ce cas précis ?

T.R. Au texte d’Euripide s’ajoute la lecture des membres de la Troupe et le débat qu’ils suscitent, eux-mêmes nourris par ce que le scandale de la « tragédie contemporaine » inscrit dans leur imaginaire. La lecture d’Euripide est d’emblée biaisée par des points de vue, un cadre fictionnel, l’envie même de faire un spectacle « à partir de ». Tout mon théâtre, je crois, s’inspire d’un geste premier, celui de la lecture : lecture d’une épopée, d’une pièce, d’un roman, d’un article de journal, d’une archive, voire d’un texto. Il y a toujours une « œuvre » qui précède mon œuvre. Cette lecture est circonstancielle, elle dépend de l’esprit du temps, et des personnes présentes autour de la table. Le débat, la conversation m’inspirent : on lit, on parle de ce qu’on a lu, j’écris, on relit, on échange à nouveau…
C’est un processus de traductions successives. Le théâtre, au fond, est une histoire de traduction permanente, ne serait-ce que par le passage des mots à la chair, mais aussi par celui du passé au présent. On part toujours de la mémoire, de ce qui s’est passé la semaine dernière ou il y a vingtcinq siècles, pour affirmer le présent sur scène. Entre l’équipe et moi, il y a là quelque chose de l’ordre de la correspondance, du roman épistolaire. Je ne répète jamais pour arriver au spectacle dont je « rêvais ». Je répète avec la confiance qu’à la fin, la compétence, la sensibilité, l’humanité, la vision de chacun et chacune créeront un objet résultant d’un travail commun, un spectacle destiné à évoluer lui-même puisque le public en fera sa propre traduction, soir après soir.

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  • L.M. En pensant le théâtre en fonction d’un événement douloureux et réel, interrogez-vous délibérément sa place et sa fonction dans la société ?

T.R. Vaste et intéressante question. Je dirais que le théâtre « est ». Je refuse l’idée d’une fonction sociale, d’un impact particulier qui légitimerait son existence. Le théâtre fait partie de l’expérience humaine, et il existera toujours. Je pense que la société a collectivement le devoir de profiter et de faire profiter, le plus démocratiquement possible, de l’existence de cet art sans qu’on ait pour cela besoin de justifier sa fonction. La qualité politique du théâtre en tant qu’assemblée humaine lui confère sans doute une dimension particulière,mais comme toute expression artistique, le théâtre nous propose une expérience qui dépasse son caractère indispensable : c’est un art utilement inutile. Il nous permet d’élargir nos horizons, de réfléchir sur notre existence, mais aussi de nous souvenir que l’essentiel est invisible et non quantifiable. Et c’est précisément en nous rassemblant pour une expérience humaine partagée, celle de « l’utilité inutile » que le théâtre peut être politiquement dangereux.
Nous vivons dans un monde qui nie la complexité, et dès qu’on cherche à la saisir, l’émotion se dérobe à nous la plupart du temps.

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  • L.M. Quelle dimension donnez-vous à l’univers visuel et sonore ?

T.R. Il occupe une place très importante dans mon processus de travail et dans mon rapport aux artistes qui composent mon équipe. Cela m’oblige à définir, dès le départ, une règle du jeu, avant même de produire un texte. Certes, l’élément textuel est central dans mon travail mais il n’est pas la source du décor ou des costumes. Ces derniers, comme le travail avec les comédiennes et les comédiens, conditionnent le processus d’écriture.Dans Hécube, pas Hécube, le son, et plus particulièrement la musique, sont imprégnés des chansons d’Otis Redding, chanteur soul du début des années 1960, pour une raison simple : l’enfant porteur d’autisme maltraité dont il est question dans le spectacle a un certain nombre de fixations, notamment musicales. Il écoute toujours le même chanteur, en boucle. Et il porte, au demeurant, le même prénom qu’Otis Redding. Cela introduit un univers esthétique volontairement décalé, fondé sur la répétition, l’obsession, en écho avec ce que traverse l’actrice, sa mère, répétant le rôle d’Hécube tout en étant engagée dans la machine juridique.

  • L.M.. Un élément occupe l’espace du plateau : une énorme statue de chienne...

T.R. Cela vient d’Euripide dont la pièce se termine par une brève mention de ce que sera le destin tragique d’Hécube, celui qui restera dans la mythologie : devenir une « chienne de guerre », aux yeux rouges, qui, ivre de colère, ne cessera plus d’aboyer. Nous faisons confiance à la force d’évocation de cette énorme statue à laquelle il est fait référence dans le texte. Au cours des dernières répétitions, nous avons évoqué l’importance croissante du chœur. C’est lui qui permet de passer d’Euripide à notre époque. En d’autres termes, le chœur antique, dans ce spectacle, est capable de voir notre présent : il commente non seulement le parcours d’Hécube, mais aussi celui de l’actrice qui l’interprète Il est une sorte d’agent double. La présence de cette chienne monumentale est un des pivots dramaturgiques de l’écriture. Elle contribue à produire le « rêve du jeu », et à faire « vivre » la pièce. Pour finir, j’ajouterais que, dans mon travail, la pièce est le fruit de mon urgence, de mon désir partagé avec une équipe. Dans ce processus, on dialogue avec des sujets, on ne les traite pas. Il n’y a pas de thèse, pas d’explication, ni de « message » !

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  • L.M. Après une tournée de plus de cinq mois en Europe, depuis sa création au Festival d’Avignon 2024 à la Carrière de Boulbon, votre création Hécube, pas Hécube va être jouée Salle Richelieu. Qu’est-ce que cela vous inspire ?

T.R. C’est un énorme privilège de pouvoir créer un spectacle en sachant qu’il va avoir plusieurs vies. La première représentation à la Comédie-Française, Salle Richelieu, est aussi bien un retour qu’un départ. Un retour d’abord, parce que nous « rentrons à la maison » : cette maison dans laquelle nous avons imaginé, inventé et répété la pièce, portés par une merveilleuse équipe et tous ces précieux corps de métiers que nous nous réjouissons de retrouver. C’est aussi un nouveau départ qui inaugure la rencontre avec le public parisien et le partage d’une pièce qui garde en elle la mémoire d’une longue tournée européenne, la mémoire de liens établis avec des publics de Grèce, de Slovaquie, de Roumanie ou de Turquie, et même de mon pays, le Portugal. Depuis sa création au Festival d’Avignon 2024, dans un lieu aussi emblématique que la Carrière de Boulbon, jusqu’à son adaptation dans différentes salles d’Europe ou dans des espaces extérieurs comme le splendide Théâtre antique d’Épidaure, j’ai le sentiment que le spectacle, à travers ses voyages et ses évolutions, trouve ici son essence en revenant sur cette scène, qui est son origine.

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Entretien avec Tiago Rodrigues
réalisé par Laurent Muhleisen, conseiller littéraire de la Comédie-Française.

Photos de répétitions © Christophe Raynaud de Lage

Article publié le 23 mai 2025
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Hécube, pas Hécube
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