Éclairage pédagogique

par Thomas B. Reverdy, écrivain et professeur de lettres

Juste la fin du monde de Jean-Luc Lagarce
Théâtre à la table. Direction artistique Hervé Pierre, avec la troupe de la Comédie-Française

Après le four de La Nuit vénitienne, Alfred de Musset avait inventé en son temps le « spectacle dans un fauteuil » : un théâtre à lire seul, chez soi, un théâtre qui n’a pas peur du romantisme, de la multiplication de ses personnages et de ses changements de décor, affranchi des conventions de la scène. C’est avec l’épidémie de Covid-19 et son confinement forcé que le public a découvert, de chez lui, affranchi des interdictions de sortir, « dans son fauteuil », grâce à la Comédie-Française qui ne pouvait se résoudre à simplement baisser le rideau, le Théâtre à la table.

Hervé Pierre et Jean-Luc Lagarce

Juste la fin du monde, de Jean-Luc Lagarce, fut la deuxième pièce à être ainsi mise en scène en 2020 par Hervé Pierre (directeur artistique de Juste la fin du monde en Théâtre à la table) qui a connu l’auteur de son vivant mais ne l’a lu qu’après sa mort, comme il s’en expliquait sur France inter à l’automne dernier : « J’ai rencontré Jean-Luc, il avait 18 ans et il n’était pas encore la personne qu’il allait devenir. J’ai découvert son écriture finalement après sa mort. J’ai lu Le Voyage à La Haye et j’ai découvert le grand auteur qu’il était. Il compte à un point incroyable dans le monde du théâtre. Il a été plus joué que Molière. Il interroge même les jeunes
générations. »
Hervé Pierre a une longue histoire de théâtre avec Jean-Luc Lagarce. Il a joué seul en scène Le Voyage à La Haye en 1999 à l’Usine à Gaz, à Nyon, dans une mise en scène de François Berreur. En 2007, le même François Berreur lui donne l’occasion de jouer le personnage de Louis au Théâtre de la Cité internationale. Danièle Lebrun, qu’il retrouvera en 2011 à la Comédie-Française, jouait déjà dans cette mise en scène la mère de Louis.
À propos de Lagarce, de son théâtre, de sa sensibilité, de son courage et de son style, Hervé Pierre n’a de cesse, lorsqu’il en a l’occasion, de citer un passage tiré d’un livre de 1995, des derniers moments du dramaturge, qui éclaire sans nul doute ses intentions de mise en scène. Dans Du luxe et de l’impuissance, celui-ci écrit à propos de son travail artistique qu’il s’agit de « montrer sur le théâtre la force exacte qui nous saisit parfois, cela, exactement cela, les hommes et les femmes tels qu’ils sont, la beauté et l’horreur de leurs échanges et la mélancolie aussitôt qui les prend lorsque cette beauté et cette horreur se perdent, s’enfuient et cherchent à se détruire elles-mêmes, effrayées de leurs propres démons. […] Tenter de dire à voix basse la pureté parfaite de la Mort à l’œuvre, le refus de la peur, et le hurlement pourtant, soudain, de la haine, le cri, notre panique et notre détresse d’enfant, et se cacher la tête entre les mains […]. »

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Une pièce exigeante du programme

La pièce est exigeante à plus d’un titre. Par son sujet, sa dureté, son âpreté, parce que le courage de Louis, personnage principal, face à la mort, « sa mort prochaine et irrémédiable », ne suscite pas l’admiration mais bien plutôt les émotions tragiques de peur et de pitié. Parce que les rapports de famille, la question de la place dans la fratrie, les reproches incessants que lui adressent Antoine mais aussi, à leur façon, plus envieuse ou plus indulgente, Suzanne et la mère, renvoient à des questions qui touchent chacune et chacun. Parce qu’à travers deux phrases d’Antoine sur « les femmes et les hommes qui partagent sa vie » on devine que la tragédie de Louis est liée au SIDA qui a douloureusement décimé une génération.
Elle est exigeante aussi par son écriture, ses détours et ses corrections, ses hésitations, ses innombrables épanorthoses qui, hors de faire la joie du grammairien, nous disent le tragique particulier de ce théâtre qui n’est ni de l’hybris, ni de l’absurde, ni de l’incommunication comme on le dit parfois, un tragique qui ne tient ni aux silences de Beckett ni aux mensonges de Racine, où les secrets sont dits, mais pas au bon moment, pas à la bonne personne, où le vrai est une note qui tient à la fois de l’horreur et de la beauté et qui ne peut se tenir longtemps, où les êtres se ratent, où tout arrive trop tard, même pour nous, spectateurs et spectatrices, que Louis prévient dès le prologue (« pour ceux-là aussi, connus trop tard, tant pis »).

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Une forme théâtrale qui permet de la saisir

Dans sa proposition de Théâtre à la table, Hervé Pierre exploite à merveille une des contraintes formelles de l'exercice : on ne peut pas quitter le plateau. Deux tables sont installées sous les projecteurs : celle où l’on mange, la table du repas dominical où se passe la scène la plupart du temps ; elle est vue de haut parfois, et son rectangle dessine en effet l’espace symbolique d’une scène. Puis il y a celle, plus petite, plus sombre, où l’on s’attable comme en coulisse. La simplicité est ici d’une efficacité admirable. Mais parfois les acteurs se lèvent, se déplacent. C’est surtout la lumière qui permet de distinguer qui est dans le champ et qui est hors-champ. Une lumière chaude, jaune et douce baigne les personnages qui sont présents l’un à l’autre et en train d’échanger, de s’écouter, de se répondre — sur scène donc, alors qu’une lumière froide, bleue, souligne comme des spectres, la silhouette de ceux qui ne participent pas à la scène. (On notera que Louis et son tee-shirt bleu habite chromatiquement les deux mondes, entre le spectre revenant et le vivant en sursis).
Et cependant ils sont tous là. La caméra ne cesse de les capter dans son champ. Elle les montre parfois même en gros plan, en train d’écouter, comme s’ils épiaient aux portes. C’est pour nous une clé essentielle de lecture de la pièce et de son tragique si particulier. Ce que cette mise en scène rend manifeste, c’est que le problème de communication ne tient pas dans ce que savent ou ne savent pas les personnages les uns des autres. Bien sûr ils savent tout. Ils ne sont pas dupes. Ils se connaissent bien : c’est une famille. Et pourtant, lorsqu’ils parlent ensemble, ils échouent à se dire les choses, ils échouent à se les dire autrement que dans « la beauté et l’horreur de leurs échanges et la mélancolie aussitôt qui les prend lorsque cette beauté et cette horreur se perdent ».
Ce dispositif, nous le voyons à l’œuvre dès le Prologue où la caméra s’attarde sur les regards interrogateurs et désolés des autres, alors que Louis annonce sa « mort prochaine ». Le tragique de la pièce, ce n’est pas qu’ils le sachent ou pas, qu’ils s’en doutent ou qu’ils le devinent. En optant pour cette mise en scène radicale, Hervé Pierre semble nous dire : ils le savent, ils savent tout dès le début, avant même que la pièce commence, mais ils n’arrivent pas à en parler, et c’est ça le problème.

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Une caméra qui parle du théâtre

L’autre contrainte formelle, c’est que ce théâtre est filmé. La caméra, une de ces steadycam qui servent à faire des reportages « à l’épaule », trône au centre de la table quand s’ouvre la pièce. Louis joué par Laurent Lafitte tourne autour, s’en saisit. Il accueille ses camarades, Danièle Lebrun qui jouera la mère, à qui il demande de s’asseoir en bout de table, « la mère je la vois plutôt en bout de table », Jérémy Lopez qui jouera Antoine et qui lui demande où il doit se placer, à la gauche de la mère, « à côté de ma femme » dit l’acteur, Anna Cervinka qui campera Catherine, Pauline Clément à l’autre bout, sœur enjouée, Suzanne, à côté de Louis qu’elle admire, qu’elle ne cesse d’observer en coin. Ces premiers mots échangés ne sont pas des rôles, ils sont ceux des acteurs qui parlent d’eux comme des rôles. On dirait bien que la caméra dont s’est emparé Laurent Lafitte sert également à jouer avec le « quatrième mur ».
Louis s’en ressaisira, plus tard, pour interviewer Suzanne et puis sa mère, au long de monologues qui deviennent des sortes d’archives familiales. Il s’adressera directement à elle, c’est-à-dire à nous, plusieurs fois, nous interpellant, non pas nous le public collectif, mais chacun d’entre nous, dans les yeux, puisque c’est ce que permet la caméra. Baissant la voix, sombre, se livrant comme en confidence, tentant de nous « dire à voix basse la pureté parfaite de la Mort à l’œuvre, le refus de la peur, et le hurlement pourtant ».
Elle le trahira aussi parfois, le montrant insensible, distant, souriant, goguenard ou narquois, méprisant peut-être, le menton dans son poing, alors que les autres, tous les autres lui adressent leurs reproches. Antoine surtout, bien sûr, le mal-aimé, celui qui a tous les torts, depuis qu’ils sont enfants, celui qui à bien des égards est resté un enfant, admirable Jérémy Lopez dont l’intensité, lors de son dernier monologue, nous fait entendre « le hurlement pourtant, soudain, de la haine, le cri, notre panique et notre détresse d’enfant, et se cacher la tête entre les mains ». « Si tu me touches, je te tue », lance-t-il, désespéré. Sa présence seule pourrait justifier l’intérêt de cette mise en scène où le face à face est enfin équilibré entre les deux frères. Là où Vincent Cassel, dans le film de Xavier Dolan, incarne un « homme en colère » — ce qu’est aussi Antoine, Jérémy Lopez parvient à lui insuffler une détresse et une inquiétude troublantes de vérité, de banalité, d’humanité qui le rachètent. Il est le seul à faire finalement baisser les yeux à Louis, dans un contrechamp qui dit tout le rapport des frères.
Et c’est une chose admirable, que ce soit cette forme filmée qui nous parle finalement si bien du théâtre et des combats qui s’y livrent.

Article publié le 09 février 2023
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