Éclairage pédagogique

Johann Auger, professeure de français

Les Géants de la montagne de Luigi Pirandello

L'ultime pièce de Pirandello : Un texte inachevé

Dans une villa dite « La Guigne » vivent Cotrone, le maître des lieux, et ses guignards qui s'ingénient à croire au sérieux de leurs rêveries. Leur univers est régi par des lois qui nous échappent : ils ont tout parce qu'ils n'ont rien, ils ont raison parce qu'ils en sont persuadés. Arrive un jour une troupe de théâtre dirigée par la comtesse IIse sous les traits de Françoise Gillard rejetée de tous après le fiasco d'une pièce qu’elle s'obstine à interpréter, La Fable de l'enfant échangé. Pourquoi ne pas s'affranchir de l'approbation d'un public qui ne comprend pas ? C'est la question que pose Cotrone, interprété par Thierry Hancisse, en offrant l'hospitalité à la troupe. Une menace plane, celle des Géants de la montagne, allégorie d'un pouvoir insensible à toute forme d'expression artistique. Cotrone leur propose de jouer la fable devant les Géants de la montagne à l'occasion d'un mariage. Le texte de Pirandello s'arrête là.

Chaque mise en scène invente sa fin et renforce la liberté de chacun et chacune d’y inscrire sa propre vision. L'inachèvement crée une suspension. Le Théâtre à la table conçu par la Comédie-Française dans le cadre de sa programmation en ligne apparaît comme la forme parfaite pour épouser ce texte incomplet, en construction. Le spectateur et la spectatrice sont libres d'imaginer ce que sont les menaces qui planent sur ce monde. Le texte inachevé s'arrête sur « J'ai peur » que crie l’une des comédiennes tandis qu'on entend au loin un bruit de foule. Dans cette lecture théâtrale filmée, Françoise Gillard/Ilse s'avance face caméra, tandis que Thierry Hancisse/Cotrone lui donne des indications de jeu et lui souffle le texte : elle ne lit plus et se donne avec confiance et bonheur au plaisir de dire le texte face caméra en gros plan, devant nous.

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Le mythe de l'art : le discours universel des Géants de la montagne

Pirandello qualifie sa pièce de « mythe de l'art », interrogeant la création artistique ou plutôt la recréation artistique. Les Géants de la montagne est une pièce étrange, à la lisière du réel. Elle s’inscrit dans une temporalité au bord du rêve et du cauchemar, plongeant le public dans une histoire qui relèverait presque du conte et qui fait la part belle au songe.

Résister par le jeu

Les personnages ne peuvent s'empêcher de jouer, telle Ilse au début de la pièce, qui prend la parole pour dire La Fable de l’enfant échangé. Ilse ne sait pas cesser de jouer, tout comme les personnages qui l’entourent, sortes d’identités mobiles qui effacent peu à peu les frontières entre rêve et réalité. À leur arrivée, ce sont des acteurs et actrices mais Cotrone va les emmener plus loin, les inciter à se dépouiller, les pousser à vivre et non pas à jouer.
Le personnage de Ilse, est ce que Pirandello appelait un rôle d'actrice, au sens propre du terme. L'actrice, qui erre avec sa troupe de comédiennes et de comédiens pour jouer l'œuvre d'un jeune poète tragiquement disparu, incarne à elle seule le conflit entre l'art et une société violente. C'est un personnage en quête, une comédienne à la recherche d'un espace de jeu où le théâtre pourrait advenir malgré les menaces qui condamne l’art à sa propre destruction. Ilse parle de sa mission envers la fable, de sa responsabilité envers le poète. La langue poétique apparaît alors comme une langue de résistance.

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Résister par l'imagination

La première convention du théâtre est qu'il suffit d'y croire, c'est ce que Cotrone tente de transmettre à cette troupe, ici incarnée par Sanda Bourenane, Olivier Debbasch, Vincent Breton, Yasmine Haller, Seuls sur le plateau nu : chacun et chacune, tour à tour, prend en charge la dimension poétique du texte. Cotrone leur ouvre un monde libéré des contraintes du monde réel. Au seuil de la réalité et de la fiction, de la scène et de la régie, il les regarde s'ouvrir à l'imagination par la force de la poésie. Ils découvrent qu'ils sont capables de créer l'illusion par la parole. Cotrone est une passerelle magique entre les comédiens et un autre monde, dont il est l'un des maîtres, le monde du rêve et de la création.
Cotrone, poète et metteur en scène, est le meneur de jeu de l'arsenal des apparitions de la pièce. Il affirme la supériorité insolente de la force d'évocation du rêve sur la précarité matérielle de la mise en œuvre du spectacle. Pirandello régénère la forme dramatique en y intégrant un geste de mise en scène comme sublimé par les enchantements de Cotrone. C'est un magicien qui réenchante le monde et nous invite à expérimenter la puissance de l'imagination. La mort domine la pièce, et quoi de plus fort que l'illusion pour la contrer ? Pirandello affirme la possibilité du rêve, de l'émerveillement porté par la poétique des images.

Résister par la poésie et l'art

Les Géants de la montagne posent la question de la place du théâtre, de la poésie, de l’art dans la société, de leur pouvoir d’agir sur le monde. On peut y lire une métaphore de la misère des conditions du théâtre contemporain, la « tragédie dans la poésie de la brutalité du monde moderne ». Giorgio Strehler qui l’a mis en scène en 1993 au Piccolo Teatro de Milan, définit la pièce par son achèvement comme un « cri qui ne retentit pas ». Marina Hands a choisi, pour ce Théâtre à la table, la version que Klaus Michael Grüber avait commandée à Bertrand Pautrat pour mener un travail d'atelier avec les élèves de 3e année du Conservatoire national supérieur d’art dramatique, une adaptation recentrée sur le théâtre et la poésie. Cette version élague, supprime certains personnages et quelques épisodes, parvenant à une sorte d'épure et ouvrant sur la seule vraie question : celle du théâtre, celle de la lisière ténue entre songe et réalité. Ainsi Marina Hands fait-elle le choix d’une lecture poétique, d’une œuvre qui se bat par et pour la poésie.Les personnages sont comme sculptés par la puissance des mots. Ils sont les dépositaires de la poésie. Cotrone est un poète qui crée des fantômes. D'ailleurs le premier titre de la pièce était I fantasmi, « Les Fantômes ». Le personnage du poète ne peut vivre que dans une dimension fantastique et onirique, loin de la société. Pirandello se révolte contre la réalité concrète, objective, pour tenter de donner voix et corps au pouvoir de l'imagination et de la poésie grâce auxquelles on peut s'élever au-dessus d’un monde invivable.

Le métathéâtre ou le déploiement de la dramaturgie de Pirandello

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Le métathéâtre : clé de Pirandello

Si l'action n'est pas absente, c'est toutefois la parole et le discours qui dominent, notamment parce que la catastrophe a déjà eu lieu lorsque commence la pièce. On assiste alors à un métadrame « analytique » où Cotrone aide les personnages à comprendre ce qui a eu lieu. La pièce s'ouvre sur un crépuscule. La fable qui structure le drame repose sur la rencontre d'une troupe fantomatique à la dérive, usée par la vie, avec d'étranges forces retranchées dans une villa, qui représentent une autre manière de faire du théâtre. La troupe est mise à mal : les personnages ne sont déjà plus eux-mêmes, comme déjà morts quand ils apparaissent sur scène. Cette pièce testamentaire, que l'auteur présente comme un mythe, contient son propre commentaire qui questionne le théâtre lui-même ainsi que le statut de la « réalité théâtrale ».

Le « meneur de jeu » : une figure clé de la dramaturgie pirandellienne

Le « meneur de jeu » est une figure clé dans la dramaturgie de Pirandello. Celui qui remplit cette fonction est le plus souvent un artiste ou une figure de l'artiste. Il a pour fonction de créer le jeu et d'assister l'auteur dans sa démarche métathéâtrale. Se développe alors une maïeutique au service de la métathéâtralité. C'est l'avènement d'un théâtre autoréflexif qui se met à nu. Cotrone est un meneur de jeu, un « opérateur », qui porte un regard sur le drame. D’ailleurs, la position de Thierry Hancisse, qui joue Cotrone, à l'extérieur de la scène, en avant-scène le fait apparaître comme la figure du metteur en scène ou du directeur d'acteurs. Et c'est bien le rôle qu'il endosse à la fin de la pièce quand il entre dans l'espace de jeu. Les comédiennes et les comédiens sont enfin prêts : ils ont accédé à l'imaginaire et croient en son pouvoir, bruitent le texte dit par Cotrone pour le faire vivre. Alors, ils peuvent répéter : Cotrone prend Ilse par la main pour l'amener face caméra et la diriger.

Déconstruction de l'illusion : réhabiliter l'imaginaire

Les guignards qui apparaissent sous les traits des régisseurs parmi lesquels Marina Hands, qui interprète Quaquéo, prennent place, révèlent au public les « trucs », la machinerie théâtrale, la régie, les techniciens jusqu’aux caméras. Cette pièce travaille à la déconstruction de l'illusion théâtrale au profit de l'imagination et de la poésie.

Le théâtre à la table : une lecture théâtrale filmée

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Jouer...

Que faire d'autre quand on est une troupe de comédiennes et de comédiens, sinon jouer et jouer encore ? Celle d'Ilse ne trouve plus de théâtre pour jouer sa fable et pourtant il faut jouer. Alors le magicien Cotrone leur demande d'avoir le courage de dépasser les limites du convenu et de faire craquer les coutures. Le dispositif du Théâtre à la table donne à voir les coutures, le théâtre comme outil et lieu de travail, et fait reposer l'illusion sur la capacité des comédiens à la créer. Ce dispositif rend hommage aux acteurs et actrices qui, par la seule force de leur interprétation, donnent toute sa force au texte, et au public l'imaginaire dont il a besoin. Le Théâtre à la table devient alors ce lieu de tous les possibles, comme la Villa.

...Donner à voir...

La distribution réduite à huit comédiennes et comédiens recentre le propos sur le dialogue entre la troupe, menée par Ilse, le comte (interprété par Éric Génovèse), et Cotrone entouré de ses Guignards, Quaquéo, la Sgricia (jouée par Claude Mathieu), et l'équipe technique, à côté desquels Marina Hands vient s'asseoir après avoir averti Cotrone de l'arrivée de la troupe. Ce sont elles et eux qui vont seconder Cotrone dans son entreprise de déconstruction de la machine théâtrale pour démontrer le pouvoir de l'imaginaire. La Sgricia sera la première à faire la preuve de la puissance du rêve. L'outil du Théâtre à la table permet d'intégrer la régie et les caméras, donc de donner à voir la machinerie. Le dispositif agit comme une mise en abyme du propos de la pièce. Cotrone fait des effets avec ce qu'il a sous la main comme dans un théâtre pauvre. Il s'agit de faire vivre l'espace que l'on a, de rapprocher les comédiennes et comédiens de la caméra pour que l'illusion ne vienne que de la poésie, de leur poésie, une illusion débarrassée des scories du spectaculaire. Les caméras existent alors comme des partenaires qui accompagnent la découverte de l'imaginaire, de leur imaginaire et de son pouvoir. La caméra permet de voir chacun et chacune dans sa fragilité et sa fantaisie, naître à la poésie.

...Dans un nouvel espace

Le Théâtre à la table est un espace qui peut prendre différentes formes non définies par avance. De la même manière que Pirandello refuse de trancher entre la réalité et la fiction, et imagine un lieu entre réalité et fiction, le Théâtre à la table permet de créer un nouvel espace entre représentation et répétition, entre théâtre et objet filmique. La spectatrice et le spectateur sont projetés dans un territoire inconnu. Les seules limites de cet espace sont celles de l'imaginaire. Le public est au début délibérément égaré, comme la troupe dans un espace inconnu. L'atmosphère, l'espace, et la temporalité sont indécises.

Le triomphe de l’œuvre d’art

La Villa, la salle de théâtre, et par extension la Comédie-Française, est un endroit où l'on va s'émerveiller même si le monde extérieur est violent. Le temps de l'œuvre d'art est éternel, inconciliable avec celui de l'homme, soumis à la mort. L'acteur et l’actrice représentent une forme de fantasme dans cette pièce métathéâtrale : disparaissant derrière leurs personnages, ils accède à l'éternité. Ainsi, à la toute fin de la pièce, Ilse, face caméra et en gros plan, apparaît enfin sereine, malgré la montée en puissance des bruits de foule. Ceux-ci ne semblent plus être une menace pour elle qui a accédé à l'éternité de l'œuvre d'art qu'elle a conscience de jouer. En devenant le personnage, en tachant de le vivre et non de le jouer, comme le lui suggère Cotrone, elle a compris qu'il s'agit de la seule manière possible d'exister durablement et, au-delà, de faire triompher la poésie et l’art.

Johann Auger, professeure de français.

Article publié le 29 juin 2023
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