Espace public / Espace privé

HISTOIRE DES LOGES 4/5

La loge : espace public ou espace privé ? Épisode 1

Si la loge est aujourd’hui un espace purement privé où l’on pénètre difficilement, ce ne fut pas le cas par le passé. Dès 1674, Samuel Chappuzeau dans Le Théâtre François, décrit les loges comme des espaces de réception : « Derrière le théâtre, et hommes et femmes ont leurs réduits séparés pour s’habiller, et ne trouvent pas mauvais qu’on vienne alors les voir, surtout quand ce sont des gens connus, dont la présence n’embarrasse pas ». Un public trié sur le volet, donc.
Au cours du XVIIIe siècle, nombre de documents témoignent de « la foule des foyers » : auteurs, proches des comédiens, famille, serviteurs, fournisseurs, tout prétexte est bon pour s’introduire en coulisse. Jusqu’en 1759, il y a des spectateurs sur scène. On leur aménage des petites loges dans la salle pour les en chasser mais des résurgences de cette pratique sont observables encore jusqu’au XIXe siècle.
En 1774, un spectateur, Monsieur Lelièvre se plaint de ne plus pouvoir accéder aux coulisses alors qu’il a payé fort cher ses « entrées », c'est-à-dire une entrée à vie : « vue la passion du spectacle français qui me possédait en ce temps et qui m’y faisait venir tous les jours depuis 8 ans, je pouvais, dans les pièces ou scènes qui m’étaient trop familières, monter aux Coulisses et causer du moins avec des amis ou des connaissances que je pouvais y avoir ; ce qui remplissait tout mon temps très agréablement ».
De là, il n’y a qu’un pas pour aller dans les foyers et les loges et le 5 prairial an VIII (24 mai 1800), les comédiens « se plaignent de l’extrême facilité avec laquelle les étrangers pénètrent dans les corridors qui environnent les loges des acteurs et dans l’intérieur du théâtre. Ils proposent de prendre des mesures propres à réprimer ces abus et à rétablir l’ordre. » Mais les « habitués des foyers » et autres publics des coulisses sont difficiles à déloger.
Une porte qui sépare les deux espaces est établie, surveillée par le « contrôleur des coulisses », une nouvelle fonction dédiée à la circulation, au contrôle, à la canalisation et à la restriction des entrées dans les coulisses, confié à un « Suisse », garde réputé pour son incorruptibilité. Mais au public succède l’engeance des « impressari » à la fin du XIXe siècle qui organisent les tournées privées des comédiens, ce que déplore l’administrateur Jules Claretie lorsqu’il s’exprime devant eux et donne son rapport le 23 avril 1907 :

Il existe déjà, il est un autre ministère qui, celui-là, fatal à la Maison, c’est le ministère des affaires étrangères, c’est celui qui est dirigé par les nombreux impresarii assiégeant le logis, y entrant sans se gêner, administrant dans les loges, préparant au nord, au midi, en hiver, en été, partout, toujours, ces représentations qui finissent par nuire singulièrement à la Comédie, dispersant ses forces et l’épuisant, car la trouvant partout, le public est moins tenté de la chercher chez elle.

Enfin, dernière population qui peuple les loges : les élèves ! Car les comédiens y donnent cours également. En 1934, « le Comité proteste une fois de plus contre la tenue des élèves du Conservatoire et l’envahissement du foyer, des couloirs et même des loges par quantité de personnes étrangères à la Maison, ce qui prolonge les entractes et la durée des représentations ».

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  • Le Foyer des artistes dans les années 1820-1825, lithographie par F. Lix © Coll. Comédie-Française
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  • Le Foyer des artistes à l’époque romantique, lithographie par Challamel, d’après un dessin de Théophile Fragonard, vers 1840 ©Coll. Comédie-Française
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  • Le Foyer des artistes, gravure par Fortuné-Louis Méaulle, d’après J. Petot © Coll. Comédie-Française

Épisode 2 Alexandre Dumas, « Mémoires », Chapitre 16

Dans ce texte de ses Mémoires, Alexandre Dumas raconte ses débuts à Paris, tout juste débarqué de sa province. Il est introduit par un ami dans la loge de Talma qui contient, au cours de la représentation, tout ce que Paris compte comme écrivains, dramaturges et personnalités littéraires influentes, chacun cherchant la compagnie et le soutien du plus grand acteur de leur temps.

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  • Reconstitution de la loge de Talma par Jacques Noël, exposition « La Comédie-Française 1680-1962 », Château de Versailles, 1962 © Coll. Comédie-Française
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  • Jean-François Ducis tirant l'horoscope du jeune Talma, huile sur toile de Louis Ducis, 1833 ©Coll. Comédie-Française

Jean-François Ducis aurait prédit à Talma, jeune acteur, un brillant avenir, scène immortalisée par ce tableau, tandis que dans l’anecdote suivante, Talma adoube poète le jeune Alexandre Dumas. La légende des grands hommes se joue donc dans les loges…

Je m’arrêtai devant le Théâtre-Français, et je vis sur l’affiche :

DEMAIN LUNDI SYLLA
Tragédie en cinq actes, en vers, de Jouy.

Je jurai bien que, d’une façon ou de l’autre, dussé-je porter atteinte à la bourse commune, je verrais Sylla.
D’autant plus qu’on lisait en grosses lettres sur ladite affiche :

M. TALMA REMPLIRA LE ROLE DE SYLLA

[…]

Cependant, comme mieux valait y aller par l’entremise d’Adolphe, je m’informai immédiatement du gisement de la rue Pigalle, et je me mis en route.
Après bien des tours et des détours, j’arrivai à mon but vers neuf heures du matin.
Adolphe n’était pas encore levé ; mais son père se promenait dans le jardin.
J’allai à lui. Il s’arrêta, me laissant venir, la main étendue vers moi.
- Eh bien, me dit-il, vous voilà donc à Paris ?
- Oui, monsieur de Leuven.
- Pour longtemps ?
- Pour deux jours.
- Que venez-vous faire ?
- Je viens voir deux personnes : Adolphe et Talma
- Ah çà ! vous êtes donc devenu millionnaire que vous faites de pareilles folies ?
Je racontai à M. de Leuven la façon dont nous avions fait la route, Paillet et moi.
Il me regarda un instant.
- Vous arriverez, vous, me dit-il, vous avez de la volonté. Allons, courez éveiller Adolphe ; il vous conduira chez Talma, qui vous donnera des billets ; puis vous reviendrez déjeuner ensemble ici.
[…]
- Allons, lui dis-je, c’est moi, c’est bien moi ; réveillez-vous, habillez-vous, et allons chez Talma.
- Chez Talma ! quoi faire ? Auriez-vous, par hasard, une tragédie à lui lire ?
- Non, mais j’ai des billets à lui demander.
- Que joue-t-il donc ?
- Allons, lui dis-je, c’est moi, c’est bienmoi ; réveillez-vous, habillez-vous, et allons chez Talma.
- Chez Talma ! quoi faire ?Auriez-vous, par hasard, une tragédie à lui lire ?
- Non, mais j’ai des billets à lui demander.
- Que joue-t-il donc ?
Je tombai de mon haut, Adolphe, habitant à Paris, ignorait ce que jouait Talma !
Mais à quoi pensait-il, le malheureux ?
Ce n’était pas étonnant qu’il n’eût pas encore placé mon Pèlerinage à Ermenonville, et fait jouer nos pièces !
Adolphe se leva et s’habilla. À onze heures, nous sonnions à la maison de la rue de la Tour-des-Dames.
Mlle Mars, Mlle Duschenois et Talma y demeuraient porte à porte.
Talma était à sa toilette ; mais Adolphe était un familier de la maison ; on l’introduisit.
J’étais de la suite d’Adolphe, comme Hernani de celle de Charles Quint ; j’entrai tout naturellement derrière Adolphe.
Talma avait la vue très courte ; je ne sais pas s’il me vit ou s’il ne me vit pas.
Il se lavait la poitrine ; il avait la tête à peu près rasée ; ce qui me préoccupa beaucoup, attendu que j’avais dix fois entendu dire que, dans Hamlet, à l’apparition du spectre paternel, on voyait les cheveux de Talma se dresser sur sa tête.
Il faut le dire, l’aspect de Talma, dans ces conditions, était assez peu poétique.
Cependant, quand il se redressa, quand, le torse nu, le bas du corps enveloppé d’une espèce de grand manteau de laine blanche, il prit des pans de ce manteau qu’il tira sur son épaule et dont il se voila à moitié la poitrine, il y eut dans ce mouvement quelque chose d’impérial qui me fit tressaillir.
De Leuven lui exposa notre demande. Talma prit une espèce de stylet antique, au bout duquel était une plume, et nous signa un billet de deux places.

Je revins de chez de Leuven serrant mon billet dans ma poche. Avec la possibilité de m’en procurer un autre, je ne l’eusse pas donné pour cinq cent francs !
D’ailleurs, j’étais tout fier d’aller au Théâtre-Français avec un billet signé Talma.

[…]

J’insistai inutilement pour faire venir Paillet aux Français avec nous ; Paillet était un ancien second clerc parisien, il avait des amis, ou même encore peut-être des amies d’autrefois à revoir ; il refusa l’offre, si pressante qu’elle fût, et je partis pour le café du Roi, ne comprenant pas qu’on eût quelque chose de plus pressé à faire que de voir Talma, et, si on l’avait vu, que de le revoir.

[…]

Il était temps, comme me l’avait dit Adolphe. A peine étions-nous placés, qu’on leva la toile.
Quand je vis Talma entrer en scène, je jetai un cri de surprise. Oh ! oui, c’était bien le masque sombre de l’homme que j’avais vu passer dans sa voiture, la tête inclinée sur sa poitrine, huit jours avant Ligny, et que j’avais vu revenir le lendemain de Waterloo.
Beaucoup ont essayé depuis, avec le prestige de l’uniforme vert, de la redingote grise et du petit chapeau, de reproduire cette médaille unique, ce bronze moitié grec, moitié romain ; mais nul, ô Talma ! n’a eu ton œil plein d’éclairs, avec cette calme et sereine physionomie sur laquelle la perte d’un trône et la mort de trente mille hommes n’avaient pu imprimer ni regret ni la trace d’un remords.
Qui n’a pas vu Talma ne saurait se figurer ce que c’était que Talma ; c’était la réunion de trois suprêmes qualités, que je n’ai jamais retrouvées depuis dans un même homme : la simplicité, la force et la poésie ; il était impossible d’être plus beau de la vrai beauté d’un acteur, c’est-à-dire de cette beauté qui n’a rien de personnel à l’homme, mais qui change selon le héros qui est appelé à représenter ; il est impossible, dis-je, d’être plus beau de cette beauté-là que ne l’était Talma. Mélancolique dans Oreste, terrible dans Néron, hideux dans Glocester, il avait une voix, un regard, des gestes pour chaque personnage.
Les acteurs se plaignent que rien d’eux ne survit à eux-mêmes. O Talma ! j’étais un enfant lorsque, dans cette solennelle soirée où je vous voyais pour la première fois, vous entrâtes en scène, ouvrant du geste cette haie de sénateurs, vos clients ; eh bien, de cette première scène, pas un de vos gestes ne s’est effacé, pas une de vos intonations ne s’est perdue…O Talma ! je vous vois encore à ces quatre vers de Catilina :

Sur d’obscurs criminels qu’épargne ta clémence, Je me tais ; mais mon zèle éclaire ma prudence ; Le nom de Clodius sur la liste est omis, C’est le plus dangereux de tous tes ennemis !

Je vous vois encore, Talma ! – et puisse votre grande ombre m’entendre et tressaillir de joie de ne pas être oubliée, - je vous vois encore franchir lentement, le sourire de l’ironie aux lèvres, la distance qui vous séparait de l’accusateur ; je vous vois encore lui poser la main sur l’épaule, et, drapé comme la plus belle statue d’Herculanum et de Pompéi, je vous entends lui dire de cette voix vibrante qui va chercher les fibres les plus secrètes du cœur :

Je n’examine pas si ta haine enhardie Poursuit dans Clodius l’époux de Valérie ; Et si Catilina, par cet avis fatal, Prétend servir ma cause ou punir un rival…

La toile tomba au milieu d’immenses bravos.
J’étais étourdi, ébloui, fasciné.
Adolphe me proposa d’aller remercier Talma dans sa loge. Je le suivis à travers cet inextricable dédale de corridors qui se tordent dans l’intérieur du Théâtre Français, et qui aujourd’hui n’ont malheureusement plus de terres australes pour moi.
Jamais client à la porte du véritable Sylla n’a senti battre son cœur de battements plus vifs et plus multipliés que moi à la porte de celui qui venait de le représenter.
De Leuven poussa cette porte. La loge du grand artiste s’ouvrit ; elle était pleine d’hommes que je ne connaissais pas, et qui tous avaient un nom ou devaient en avoir un.
C’était Casimir Delavigne, qui achevait les dernières scènes de L’Ecole des Vieillards ; c’était Lucien Arnault qui venait de faire jouer son Régulus ; c’était Soumet, encore tout fier de son double succès de Saül et de Clytemnestre ; c’était Népomucène Lemercier, ce boudeur paralysé dont le talent était estropié comme le corps, qui, de son côté sain, faisait Agamemnon, Pinto, Fédégonde, de son côté malade Christophe Colomb, la Panhypocrisiade, Cahin-Caha ; c’était Delrieu, poursuivant, depuis, 1809, la reprise d’Artaxercès ; c’était Viennet, dont les tragédies faisaient quinze ou vingt ans du bruit dans les cartons, pour aller vivre, agoniser et mourir en une semaine, pareilles à ce Gordien dont le règne dura deux heures, et le supplice trois jours ; c’était enfin, le héros de la soirée, M. de Jouy, avec sa grande taille, sa belle tête blanchie, ses yeux à la fois spirituels et bienveillants, et, au milieu d’eux tous, Talma avec sa simple robe blanche, dont il venait de dépouiller la pourpre, sa tête, dont il venait d’enlever la couronne, et ses deux mains gracieuses et blanches, avec lesquelles il venait de briser la palme du directeur.
Je restai à la porte, bien humble, bien rougissant.

- Talma, dit Adolphe, c’est nous qui venons vous remercier.
Talma me chercha des yeux en clignant les paupières.
Il m’aperçut contre la porte.
- Ah ! ah ! dit-il, avancez donc !
Je fis deux pas vers lui.
- Eh bien, dit-il, monsieur le poète, êtes-vous content. ?
- Je suis mieux que cela, monsieur…je suis émerveillé.
- Eh bien, il faut revenir me voir, et me redemander d’autres places.
- Hélas ! Monsieur Talma, je quitte Paris, demain ou après-demain, au plus tard.
- C’est fâcheux ! Vous m’auriez vu dans Régulus… Vous savez que j’ai fait mettre au répertoire Régulus pour après-demain, Lucien ?
- Oui, je vous remercie, dit Lucien.
- Comment ! Vous ne pouvez pas rester jusqu’à après-demain au soir ?
- Impossible ! Il faut que je retourne en province.
- Que faites-vous en province ?
- Je n’ose pas vous le dire. Je suis clerc de notaire…Et je poussai un profond soupir.
- Bah ! dit Talma, il ne faut pas désespérer pour cela ! Corneille était clerc de procureur ! Messieurs, je vous présente un futur Corneille.
Je rougis jusqu’aux yeux.
- Touchez-moi le front, dis-je à Talma, cela me portera bonheur !
Talma me posa la main sur la tête.
- Allons, soit ! dit-il. Alexandre Dumas, je te baptise poète au nom de Shakespeare, de Corneille et de Schiller !... Retourne en province dans ton étude, et, si tu as véritablement la vocation, l’ange de la Poésie saura bien aller te chercher où tu seras, t’enlever par les cheveux, comme le prophète Habacuc, et t’apporter là où tu auras affaire.
Je pris la main de Talma que je cherchai à baiser.
- Allons, allons ! dit-il, ce garçon-là a de l’enthousiasme, on en fera quelque chose.
Et il me secoua cordialement la main.
Je n’avais plus rien à faire là. Une plus longue station dans cette loge pleine de célébrités eût été embarrassante et ridicule ; je fis un signe à Adolphe, et nous sortîmes.
J’aurais volontiers sauté au cou d’Adolphe dans le corridor.
- Oh ! oui, lui dis-je, soyez tranquille, je viendrai à Paris, je vous en réponds ! »

Épisode 3

La première fonction de la loge est des’habiller pour son rôle, mais comme on l’a vu, on peut aussi y recevoir ses connaissances. La loge est également un lieu de travail et d’étude. En 1683, les lectures des pièces se font dans les loges : « La lecture de la pièce de M. Louvart se fera mercredi 17 février 1683 dans la loge de M. Guérin à deux heures après midi ; ceux qui viendront après l’heure sonnée payeront l’amande de trente sols. La lecture de Procris de M. de Brécourt et Rosimond se fera vendredi 19 février 1683 dans la même loge et à la même heure à la même condition [énoncée] ci-dessus. »

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  • Jules Truffier et Leloir dans la loge de Truffier © Coll. Comédie-Française

Mais comment faire pour s’habiller décemment quand d’autres personnes sont présentes ? Mlle Mars ne semble pas gênée par ce problème :

DUMAS, Alexandre, Mémoires, tome 5
Mademoiselle Mars avait une très grande loge – celle qu’a aujourd’hui Mademoiselle Rachel. À la fin de chaque représentation, la loge s’emplissait ; c’était une habitude. Mademoiselle Mars ne se préoccupait le moins du monde des assistants : elle se déshabillait, ôtait son blanc, son rouge avec une adresse de décence remarquable ; elle avait surtout une façon de changer de chemise, tout en causant et en ne laissant voir que le bout de ses doigts, qui était un tour de force d’habileté.
Sa toilette faite, ceux qui voulaient l’accompagner chez elle venaient et trouvaient le souper servi.

Épisode 4 Émile Zola, « Nana » Scène 1

Zola décrit dans ce passage les coulisses d’un théâtre de boulevard, à l’entracte. Nous ne sommes pas ici à la Comédie-Française. Le comte Muffat s’invite dans la loge de Nana qui s’apprête pour son rôle de Vénus. Le visiteur de marque plonge dans un monde de sensualité où le corps féminin est exalté. Il tombe ainsi dans la nasse de l’actrice qui en fera son amant. La loge et les coulisses sont au XIXe siècle le lieu de rencontre de deux mondes : celui d’hommes riches issus de la bourgeoisie ou de la noblesse en recherche de plaisirs physiques, et celui d’actrices parfois réduites à la prostitution, cherchant des protecteurs à même de leur assurer le succès, par leur réseau d’influence et leur protection, et un confort matériel.

Déjà le comte Muffat se dirigeait vers le couloir des loges. La pente assez rapide de la scène l'avait surpris, et son inquiétude venait beaucoup de ce plancher qu'il sentait mobile sous ses pieds ; par les costières ouvertes, on apercevait les gaz brûlant dans les dessous ; c'était une vie souterraine, avec des profondeurs d'obscurité, des voix d'hommes, des souffles de cave. Mais, comme il remontait, un incident l'arrêta. Deux petites femmes, en costume pour le troisième acte, causaient devant l’œil du rideau. L'une d'elles, les reins tendus, élargissant le trou avec ses doigts, pour mieux voir, cherchait dans la salle.

– Je le vois, dit-elle brusquement. Oh ! cette gueule !

Bordenave, scandalisé, se retint pour ne pas lui lancer un coup de pied dans le derrière. Mais le prince souriait, l'air heureux et excité d'avoir entendu ça, couvant du regard la petite femme qui se fichait de Son Altesse. Elle riait effrontément. Cependant, Bordenave décida le prince à le suivre. Le comte Muffat, pris de sueur, venait de retirer son chapeau ; ce qui l'incommodait surtout, c'était l'étouffement de l'air, épaissi, surchauffé, où traînait une odeur forte, cette odeur des coulisses, puant le gaz, la colle des décors, la saleté des coins sombres, les dessous douteux des figurantes. Dans le couloir, la suffocation augmentait encore ; des aigreurs d'eaux de toilette, des parfums de savons, descendus des loges, y coupaient par instants l'empoisonnement des haleines. En passant, le comte leva la tête, jeta un coup d’œil dans la cage de l'escalier, saisi du brusque flot de lumière et de chaleur qui lui tombait sur la nuque. Il y avait, en haut, des bruits de cuvette,
des rires et des appels, un vacarme de portes dont les continuels battements lâchaient des senteurs de femme, le musc des fards mêlé à la rudesse fauve des chevelures. Et il ne s'arrêta pas, hâtant sa marche, fuyant presque, en emportant à fleur de peau le frisson de cette trouée ardente sur un monde qu'il ignorait.

– Hein ? c'est curieux, un théâtre, disait le marquis de Chouard, de l'air enchanté d'un homme qui se retrouve chez lui.

Mais Bordenave venait d'arriver enfin à la loge de Nana, au fond du couloir. Il tourna tranquillement le bouton de la porte ; puis, s'effaçant :

– Si Son Altesse veut bien entrer...

Un cri de femme surprise se fit entendre, et l'on vit Nana, nue jusqu'à la ceinture, qui se sauvait derrière un rideau, tandis que son habilleuse, en train de
l'essuyer, demeurait avec la serviette en l'air.

– Oh ! c'est bête d'entrer comme ça ! criait Nana cachée. N'entrez pas, vous voyez bien qu'on ne peut pas entrer !

Bordenave parut mécontent de cette fuite.

– Restez donc, ma chère, ça ne fait rien, dit-il. C'est Son Altesse. Allons, ne soyez pas enfant.

Et, comme elle refusait de paraître, secouée encore, riant déjà pourtant, il ajouta d'une voix bourrue et paternelle :

– Mon Dieu ! ces messieurs savent bien comment une femme est faite. Ils ne vous mangeront pas.

– Mais ce n'est pas sûr, dit finement le prince.

Tout le monde se mit à rire, d'une façon exagérée, pour faire sa cour. Un mot exquis, tout à fait parisien, comme le remarqua Bordenave. Nana ne répondait plus, le rideau remuait, elle se décidait sans doute. Alors, le comte Muffat, le sang aux joues, examina la loge. C'était une pièce carrée, très basse de plafond, tendue entièrement d'une étoffe havane clair. Le rideau de même étoffe, porté par une tringle de cuivre, ménageait au fond une sorte de cabinet. Deux larges fenêtres ouvraient sur la cour du théâtre, à trois mètres au plus d'une muraille lépreuse, contre laquelle, dans le noir de la nuit, les vitres jetaient des carrés jaunes. Une grande psyché faisait face à une toilette de marbre blanc, garnie d'une débandade de flacons et de boîtes de cristal, pour les huiles, les essences et les poudres. Le comte s'approcha de la psyché, se vit très rouge, de fines gouttes de sueur au front ; il baissa les yeux, il vint se planter devant la toilette, où la cuvette pleine d'eau savonneuse, les petits outils d'ivoire épars, les éponges humides, parurent l'absorber un instant. Ce sentiment de vertige qu'il avait éprouvé à sa première visite chez Nana, boulevard Haussmann, l'envahissait de nouveau. Sous ses pieds, il sentait mollir le tapis épais de la loge ; les becs de gaz, qui brûlaient à la toilette et à la psyché, mettaient des sifflements de flamme autour de ses tempes. Un moment, craignant de défaillir dans cette odeur de femme qu'il retrouvait, chauffée, décuplée sous le plafond bas, il s'assit au bord du divan capitonné, entre les deux fenêtres. Mais il se releva tout de suite, retourna près de la toilette, ne regarda plus rien, les yeux vagues, songeant à un bouquet de tubéreuses, qui s'était fané dans sa chambre autrefois, et dont il avait failli mourir. Quand les tubéreuses se décomposent, elles ont une odeur humaine.

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  • Loge d'artiste, XVIIe siècle, gravure de A. Guillaumot fils, [1885] © Coll. Comédie-Française
Article publié le 15 novembre 2019
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Histoire des loges 4/5

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Nous vous rappelons également qu’un seul sac (de type sac à main, petit sac à dos) par personne est admis dans l’enceinte des trois théâtres de la Comédie-Française. Tout spectateur se présentant muni d’autres sacs (sac de courses, bagage) ou objets encombrants, se verra interdire l’entrée des bâtiments.

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